Sainte-Hélène, février 1820
L’île n’a pas beaucoup de ressources, nous dépendons des navires pour le ravitaillement. Le continent est loin, et beaucoup d’aliments arrivent avariés ; cependant, à la cuisine, on fait des prouesses pour présenter des menus dignes de l’Empereur. Les mets sont toujours présentés sur des plats d’or ou d’argent et baptisés de noms flatteurs qui souvent recouvrent des mets médiocres. Voici la liste des menus de la semaine :
Lundi Vol-au-vent de laitance de cabillaud au vin blanc
Mardi Potage au lait d’amandes du Cap et volaille à la Toulonnaise
Mercredi Olives farcies de Calvi
Canapés de caviar d’aubergine
Caisse d’œufs gratinés aux champignons de l’île avec coulis de tomates
Jeudi Salade d’émincé de poireaux crus à la niçoise et maquereaux grillés
Vendredi Véritables cannellonis farcis d’anchois et de jaunes d’œufs réduits en pâte
Samedi Les grives du Cardinal
Dimanche Le lapin à la Borghèse
L’Empereur a repris deux fois des grives en rappelant que Lucius Apicius et les plus grands gourmands de Rome en faisaient grands cas. On les engraissait dans d’immenses volières en compagnie des merles.
En France, dit l’Empereur, il y a un proverbe : « Quand il n’y a pas de grives, on mange des merles » ; mais chez nous en Corse, le proverbe dit : « Quand il n’y a pas de merles, on mange des grives », parce que les merles de Corse se nourrissent de graines de myrtes et de genièvre et n’ont pas leur pareil ! Mon oncle, le cardinal Faesch, en fait venir tout l’hiver de l’île, et on m’a assuré qu’on allait dîner chez l’archevêque de Lyon un peu pour ses nobles manières et beaucoup pour ses merles.
Quant au lapin à la Borghèse, c’est une recette princière : on sert le rôti à la broche avec une sauce faite de cannelle et d’oignons piqués de clous de girofle.
Malgré tous les efforts et l’imagination des cuisiniers, l’Empereur mange de moins en moins. Il a le teint jauni et prend de l’embonpoint.
Sans manger, l’Empereur grossi, ceci n’est pas le signe du cancer.
Sainte-Hélène. Mars 1820
Mon bon ours d’Helvétie, tu as partagé avec moi mes meilleures années, 1810, 1811 ! Les gazettes étrangères se moquaient : « L’Empereur est tombé amoureux de sa pantoufle ! » J’avais partout des amis : Roumantsiov et Speranski à Saint-Pétersbourg, Bucholtz et le Prince de Bülow à Berlin… Goethe, Jean de Müller, Hegel, Beethoven.
En Autriche, j’ai longtemps cru pouvoir compter sur l’Archiduc Charles… en Suisse, tu les connais, Noverraz… !