Voici quelques décennies, en lieu et place d’Internet, il fallait acheter quelques livrets et journaux spécialisés pour s’informer sur certains sujets.
Par exemple la gastronomie, il fallait donc ouvrir un guide, lire un journal ou une revue spécialisée pour connaître les bonnes adresses et les nouveautés du monde de la gastronomie.
J’ai trouvé une telle revue, s’appelant PLAISIRS, Revue Suisse de Gastronomie et de Tourisme, Printemps 1964 – 5ème année.
La « mise en bouche », est une interrogation bien de chez-nous : Manger suisse, qu’est-ce que ça veut dire ?
Texte de Benjamin Romieux, journaliste, homme de radio et gastronome.
Dans l’abondante littérature documentaire que délivrent les services d’information de l’Exposition nationale, j’ai relevé quelques précisions fort intéressantes sur les restaurants et « pintes » que fréquenteront, du 30 avril au 25 octobre de cette année, les quelque 16 millions de visiteurs escomptés à Lausanne. Méditant sur ce chiffre, j’imagine déjà les millions de litres de vin, les milliers de tonnes de nourriture prévus pour ce peuple immense de visiteurs, mis en appétit par la soif et assoiffés par toutes les spécialités qu’ils auront dégustées ! Il sera toujours temps de dresser l’inventaire de cette intendance gargantuesque. Pour l’heure, contentons-nous de savoir que l’Expo 64 comptera quarante-trois restaurants, y compris les « pintes » cantonales typiques, refuges de prédilection des lampeurs et humeurs de piot. Ces établissements sont assez divers pour satisfaire les désirs les plus variés. C’est dire qu’on trouvera, au gré de ses goûts et de ses moyens, le snack moderne, le carnotzet traditionnel, la brasserie suisse alémanique, le restaurant sans alcool, la salle à manger de grande classe, ainsi qu’un « Centre hôtelier » comprenant un hall pour réceptions et un restaurant de luxe. Exigence formelle de la direction de l’Expo : tous ces établissements mettront l’accent sur les nombreuses spécialités gastronomiques du pays. Cela signifie que l’éventail des richesses de nos cuisines régionales sera très large en même temps qu’éclectique. On mangera bien, on nous le promet. On mangera « suisse », on nous le certifie. Cela dit, qu’est-ce que ça signifie : « manger suisse » ?
À cette question, on répondra de cent manières, selon qu’on vient du Tessin, des Grisons, des bords du Rhin et des rives du Rhône. Et dans toutes ces réponses – imprévues, insolites, désastreuses, cocasses – s’affirmera la diversité de nos mœurs, de nos habitudes, de nos coutumes, de nos ressources. Ce particularisme et cette diversité, notre Exposition les mettra en valeur avec éclat, à l’étonnement du visiteur étranger qui a de notre pays une connaissance superficielle. Il s’apercevra que le peuple helvétique est doué d’un gros appétit et qu’il ne boude pas les nourritures roboratives, un peu « étouffantes ». Mais il saura également qu’il y a place, ici, pour une cuisine « de classe », susceptible de contenter la clientèle la plus difficile.
Il se convaincra que la « cuisine suisse » n’est pas un mythe, mais une réalité palpable et riche en possibilités gustatives. Cette cuisine se compose d’authentiques spécialités régionales et locales, qui ne relèvent pas tant de la haute gastronomie que du bien-manger puéril et honnête. Si, hélas, la commercialisation à outrance tend à tuer nos vieilles recettes, si un tourisme abusif ravale au rang de « plats de série » des mets qui, autrefois, nécessitaient les soins les plus attentifs, il n’en reste pas moins que notre cuisine existe. J’en veux pour preuve l’étonnant panorama qu’en brossa notre éminent et si compétent confrère, le Docteur Ramain, auquel on devrait bien décerner un jour un diplôme de « Citoyen d’honneur ». Dans ce panorama, notre savant gourmet posait en principe et en fait que la cuisine suisse est issue d’une gamme de sept matières premières de haute qualité : les poissons des lacs et des rivières, les laitages, beurres et fromages « souvent imités, jamais égalés », les œufs et poulets de grain, la charcuterie, c’est-à-dire les saucissons, saucisses, cervelas, jambons fumés et viandes séchées, les légumes frais, les champignons et les fruits.
Ces produits, d’une qualité parfaite, c’est un petit pays qui les offre, un pays qui ne se pose pas en réservoir sans fin de « gourmandises de gueule », mais qui sait se montrer rustique avec ses saucissons de Payerne (les fameux boutefas !) que Curnonsky appelait « les meilleurs d’Europe », avec ses saucisses au foie et au chou qui accompagnent si bien la potée de poireaux et de pommes de terre, avec ses tripes « à la neuchâteloise » uniques en leur genre et très proches de la haute gastronomie, avec ses longeoles genevoises, saucisses moelleuses aux abats de porc, ses escargots d’Areuse, ses cuisses de grenouilles, ses écrevisses et ses innombrables poissons. Mangera-t-on à l’Exposition tous les poissons de nos lacs et rivières, c’est-à-dire l’omble chevalier, la truite, la féra, la perche, le lavaret, la bondelle, la lotte, le brochet, l’anguille, le goujon, les printaniers Zuger-Röthli, délicieux petits poissons à chair rosée du lac de Zoug, les salmerini du Tessin, les « ballen » du lac de Sempach ? Pourra-t-on déguster la vraie pôchouse du Léman à défaut de la matelote que nos cuisiniers ignorent, on ne sait pourquoi ? Nous servira-t-on des soupes en sachets en place de nos merveilleuses soupes aux légumes et aux champignons sauvages, en place de la bâloise « soupe à la cervelle » et de la tessinoise « soupe aux tripes » ? Nous gratiffiera-t-on, à l’une des tables de l’Expo 64, du monumental pot-au-feu tel qu’on l’apprête au Bourg-de-Four, à Genève, selon la recette du regretté poète Piachaud, honnête homme et Falstaff tout ensemble ? Certes, nous mangerons la fricassée de porc, le « Bernerplatte » (cette institution bernoise), les « röstis » aux oignons, les émincés de veau et de foie de veau à la zurichoise, les « Klopfer » de Bâle, la potée de haricots à la joratoise, les asperges fraîches du Valais et les raviolis du Tessin, sans parler de nos nationales choucroutes et compotes de raves. Mais les pieds de porc aux épinards, mais les vermicelles aux oignons, mais les gratins de raves, mais les beignets de chou-fleur au gruyère, mais les tartes aux champignons, mais le ragoût de mouton à la fribourgeoise, les aurons-nous ? Je l’espère, mais je n’en suis pas sûr. C’est pourtant cela qui a nom : « spécialités gastronomiques du pays » et non les poulets que je vois déjà débités en quantité industrielle, les entrecôtes aux sauces prétentieuses et impersonnelles, les salades de pommes de terre vite faites, les rognons Lucullus et autres « plats maison » qui sont autant d’attrape-nigauds.
En revanche, un seul secteur, j’en suis sûr, tiendra ses promesses : celui des fromages. On nous les servira en fondue, raclette, en croûte, en beignets et même en beefsteak. Du vacherin au schapzieger, du Bagnes à la Tête de Moine, du gruyère à l’emmentaler en passant par le Srinz, tous ils seront au rendez-vous du consommateur, dans ces pintes à vin où la puissante odeur du chou, mêlée à celle du fromage, viendra troubler l’odorat et le goût du « monsieur-qui-sait-boire ». Déjà, je vois cette foule, cette cohue, déjà j’entends ces rires, ces cris aigus « de fille chatouillée ». La gastronomie dans cet étalage ?
Mais ne soyons pas pessimistes. Un effort généreux a été accompli. Sachons en dégager objectivement la portée. Mais que l’on sache bien que nous serons, en tout temps, en tout lieu, des témoins vigilants, des gastronomes actifs, critiques et sans complaisance pour personne.
Benjamin Romieux.