Quand Calvin enflammait l’Europe.
Extrait tiré de : VINGT SIÈCLES A GENÈVE, par Edmond Privat, Imprimerie de l’USC, Bâle, 1963
Où la devise genevoise est exportée au pays des Peaux-Rouges
Au dix-septième siècle, on voit le système genevois gagner des ailes et passer l’Océan.
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Après chaque révolution d’idées, l’Europe subit la terreur des résistants épouvantés. Les bûchers flambent longtemps après la Réformation. Sous Marie-la-Sanglante, les réfugiés anglais s’assemblaient à Genève, où leur chef était John Knox.
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Ces hommes de foi n’aimaient pas les compromis. Quand Elisabeth établit l’Eglise anglicane avec un fond protestant sous des formes catholiques, ils s’indignèrent et Thomas Cartwright, destitué à Cambridge, vient remplacer Théodore de Bèze à la chaire de Calvin.
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C’est de leur école, et de leur élève Browne, qu’est issue l’idée de la démocratie religieuse, la « congrégation » sans évêque, une communauté souveraine à la lumière de la Bible.
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En 1620, en plein hiver, un petit navire jette l’ancre au cap Cod. (A 80 kilomètres au sud du futur Boston.) C’est le 21 décembre et le bateau s’appelle Fleur-de-Mai.
La centaine d’hommes et de femmes transies, qui débarquent sur la terre inconnue, fuyaient l’Europe étouffante où il fallait, pour vivre, mentir à sa foi. Comme on les comprend !
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Les pèlerins du Mayflower étaient des Brownistes, réfugiés en Hollande. À Londres, un fils de Marie Stuart succédait à la reine Elisabeth et voulait forcer tout le monde à se conformer à l’ordre anglican. Impatienté déjà par les Presbytériens d’Edimbourg, Jacques Ier tolérait mal ces dissidents qui parlaient du nez, sur un ton prêcheur ou qui restaient couverts en présence du roi :
« Nous harcèlerons et chasserons du Royaume tous les non-conformistes. »
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Pour un roi qui croyait au droit divin de la monarchie, tous ces discuteurs sentaient Genève et la République. Sous Cromwell et les Puritains, son fils Charles allait perdre en 1649 et son trône et la tête.
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Exilés à Leyde, les réfugiés ne veulent pas se faire Hollandais. Ils préfèrent élever leurs enfants dans la culture anglaise et fonder quelque part leur Nouvelle Angleterre.
Le pilote du Mayflower devait les mener en Virginie. Il se trompe et les débarque au nord en pleine solitude. Il faut tout inventer, tout créer, tout bâtir, par un hiver plus froid que jamais.
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Pendant ce long voyage, ils avaient décidé que leur colonie serait démocratique, une sœur de la République genevoise dont ils prennent la devise : Post Tenebras Lux.
Assemblés sur le pont du navire, ils rédigent une constitution et chacun, à son tour, vient la signer sur le parchemin : « Au nom de Dieu Amen… Nous nous unissons mutuellement par le présent contrat solennel devant Dieu, et en présence les uns des autres, en un corps civil et politique pour le bon ordre et le salut commun et la poursuite des fins susdites et, en vertu de ce pacte, pour élaborer, décréter, établir telles lois justes et égales… qu’il sera jugé opportun et convenable pour le bien général de la colonie. »
Le texte et la scène sont gravés sur le mur des Bastions, mais plus profondément encore dans la mémoire des écoliers d’Amérique, où les enfants l’apprennent par cœur. Pour en parler, l’historien national devient lyrique :
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« A cette heure », écrit Bancroft, « naquit la liberté garantie par une constitution populaire… Sur le pont du Mayflower l’humanité a recouvré ses droits et institué le gouvernement sur la base de lois égales, établies par tous pour le bien général. »
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La légende ici prend des ailes, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’on en retrouve les accents dans la Déclaration d’indépendance et même dans la Déclaration des droits de l’homme à travers Franklin et Jean-Jacques Rousseau.
En 1630, deux mille Puritains anglais s’embarquent pour Boston. Ils fondent la colonie de Massachusetts, à l’abri des persécutions. Mais leur idée n’est pas encore la tolérance envers tous. Ils ont leur système et leur dogme, une théocratie fermée, à la genevoise, où l’Eglise et l’Etat se contrôlent, où le citoyen vote également pour le pasteur et le magistrat.
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Comme désormais les navires apportent chaque année une nouvelle masse de colons, les premiers arrivés serrent les rangs. L’électeur devient aristocrate, comme à Genève les premières familles.
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Les esprits libéraux protestent et s’en vont plus loin fonder d’autres colonies, plus ouvertes et plus vraiment démocratiques. C’est le Connecticut, avec la séparation de l’Eglise et du Gouvernement. C’est Rhode Island, avec le suffrage au bulletin secret, la tolérance religieuse et l’égalité des citoyens dans la liberté d’opinions.
Roger Williams, un pasteur qui fonde la ville de Providence, proclame le droit de chaque homme « à marcher comme sa conscience le guide ». Tous les serments obligatoires développent l’hypocrisie. Le pays n’appartient pas à tel ou tel, mais aux Indiens, avec lesquels il est chrétien de s’entendre. Williams parle comme les Quakers, amis des hommes et trouvant Dieu dans la bonté d’âme. Avec Penn, ils fonderont plus tard la Pennsylvanie et lutteront pour abolir l’esclavage des Noirs.
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La tolérance est aussi la base du Maryland, où Lord Baltimore fonde un refuge pour les catholiques en 1632. Les protestants y gagnent vite la majorité, mais la liberté religieuse est maintenue par l’Assemblée de la colonie.
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Désormais l’Amérique est vraiment un nouveau monde, car, en Europe, on continue à s’exclure mutuellement à chaque victoire d’un parti sur l’autre, et Genève en reste là.
Son Académie est illustre. Elle attire les jeunes princes d’Allemagne et compte plusieurs des grands noms d’Europe, les Spanheim, les Turrettini, les Diodati. C’est chez le fameux professeur de ce nom que le poète anglais Milton s’arrête à Genève en 1639.
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Mais les conseils et la Compagnie des pasteurs imposent aux candidats un serment d’orthodoxie.
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A Dordrecht, où siège un grand synode international des réformés d’Europe, les délégués de Genève insistent pour l’exclusion des esprits libéraux. En vain Tronchin et Mestrezat élèvent-ils timidement leur voix à Genève pour protester contre l’intolérance. Il faut attendre à la fin du siècle un philosophe comme Chouet pour enseigner Descartes et préparer la route au libre examen.
[Voilà comment Genève a influencé le Nouveau Monde et ce n’est pas la meilleure chose qui soit arrivé en Amérique.]