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9 août 2008 6 09 /08 /août /2008 11:30

Derniers voyages en Zigzag

 

Douzième journée

 

Départ de bon matin, pour aller déjeuner une lieue plus loin à Müllinen, où la table se dresse sur une galerie ouverte faisant face aux montagnes. En attendant les vivres, M. Töpffer envoie quérir du tabac dans la boutique du lieu. Il lui est rapporté une poudre sternutatoire d’une apparence et d’une couleur telles qu’une commission se forme spontanément pour en faire l’analyse. Selon les uns, c’est de la sciure de mélèze, selon les autres, c’est un schiste ferrugineux ; selon les troisièmes, c’est une composition bien autrement champêtre et bovine ; un produit qui se récolte à la surface des pâturages aussi bien que dans les rues de Sion ; un produit éminemment suisse, national, séché au soleil, et réduit en poudre.

L’assemblée adopte ces conclusions au milieu des éclats de rire.

On sert le café. A la vue de ce liquide inconnu, dont la couleur est verdâtre et champêtre, des hypothèses de plus en plus hardies se renouvellent, et la commission est sur le point de reprendre ses travaux pour arriver à des conclusions bovines, et admirer comment l’industrie sait tirer parti de tout, lorsque paraît de la raisinée. Les hypothèses se portent alors sur cette substance dont les propriétés sont plus connues. Quelques-uns cependant qui paraissent les ignorer tout-à-fait, absorbent d’immenses croûtes de cette substance purgative, en sorte qu’au prix même des convenances, on est sur le point de leur signaler leur affreuse imprudence, lorsque paraît une musique, c’est une bohémienne aidée d’un enfant ; ils font sur une espèce de corps sourd, une espèce de bruit, avec une espèce d’objet, et l’on va passer aux hypothèses, lorsque le bruit devenant intolérable on paie pour le faire cesser, et l’on part le sac sur le dos.

A gauche nous avons le Niesen et la Kander, que nous descendons depuis la Gemmi. Bientôt nous quittons cette rivière et tournant sur la droite, nous gravissons une hauteur d’où l’œil plonge tout-à-coup sur les bosquets d’Interlaken et ses lacs d’azur. Une halte est ordonnée pour jouir de ce magnifique spectacle. A peine assis, Chandin apercevant un bois solitaire du côté de l’ouest, court au taillis, s’y enfonce, et ressort bientôt glorieux, ayant effrayé mortellement les dryades de cette forêt solitaire.

Les voyageurs suivent ensuite à la file le sentier qui conduit à travers les vergers à Leissigen vers la rive du lac, achetant sur la route force pruneaux, faute d’en bien connaître les propriétés pharmacopeutiques. A Leissigen M. Töpffer traite avec les marins de l’endroit pour qu’ils véhiculent toute la caravane jusqu’à Neuhaus, ce qui évite deux heures de marche. Les marins vont chercher la grande barcapaile ancrée à Leissigen-les-Bains, et pendant ce temps nous nous répandons sur le port, qui n’est autre qu’un joli verger.

Ici, M. Töpffer, voulant faire valoir les fonds de la bourse commune, fait une spéculation à perte, quoiqu’on en ait pu dire dans le temps. Il achète un tonneau de noix, s’assied sur une pierre, et lève boutique à tant pour un batz. Les chalands affluent, mais la plupart, et les plus avides sont de détestables payeurs, qui montrent les batzen et ne les livrent pas, ou profitent de l’affluence pour embrouiller les comptes et tirer leurs batzen du jeu sans y laisser les noix. De cette façon M. Töpffer reste assis sur sa pierre avec quatre batzen dans la main, et son tonneau vide. Il renonce pour toujours à la carrière du commerce.

D’autre part, Chandin ayant aperçu des naturels qui scient $ deux bras un tronc monstrueusement gigantesque, saisit d’un coup d’œil le charme grandiose de cette opération, quitte les noix et disparaît. Au moment du départ il est retrouvé maniant à grands traits la scie géante, avec un enthousiasme et un effort de muscles qui dénotent qu’il était né scieur de long. Ainsi, pendant que M. Töpffer manque sa carrière, il a trouvé la sienne.

La barcapaile se montre à l’horizon cinglant vers nous. L’on cherche M. Du Fay qui manque. Il paraît que ce voyageur, absorbé dans des méditations transcendantes, a dépassé Leissigen et longe à pied la circonférence du lac dont nous allons mesurer le rayon. Force signaux lui sont faits, mais inutilement. Les signaux manquent en général dans les occasions où ils serviraient à quelque chose. L’esquif quitte la rive et l’on espère retrouver le camarade à l’auberge, où son instinct ne peut manquer de le conduire.

La navigation est heureuse, mais un peu grillée par un soleil vif. Les boussoles marquent midi, et montrent le nord dans notre poche. Mais tandis que le soleil nous cuit le crâne à la coque, nos yeux du moins se reposent sur une rive ombragée, d’où s’élancent des troncs vigoureux recelant sous leurs rameaux une fraîcheur vraiment délicieuse… pour M. Du Fay.

Au bout de trois quarts d’heure la barcapaile touche au port, et nous défilons sur la place de Neuhaus, lieu infesté de bateliers, de voituriers, de bateaux et de véhicules, dont les formes modernes et les couleurs fausses et brillantes jurent avec l’aspect harmonieux de la campagne. Les étrangers ont gâté ces lieux, aussi bien qu’ils en ont corrompu les habitants. Interlaken, antique rive, séjour agreste et tranquille, est devenu un grand café dans une grande promenade. Les arbres y sont beaux et la vue magnifique, mais on y lit la gazette, et l’on y prend des glaces. Oh le beau noyer ! mais un valet en livrée y cire des bottes sous l’ombrage. Oh le superbe lointain ! mais, sur le premier plan, c’est Milord qui lorgne dans le Galignani’s Messenger les nouvelles de la bourse et les commérages de Londres.

Tout en cheminant vers Unterseen, M. Ritter sonde l’esprit public dans la personne d’un naturel obtus. Car c’est in autre malheur des temps, que là aussi, en face d’une nature si belle, l’homme des champs, l’homme des montagnes, ergote politique, et argumente sur les droits imprescriptibles.

La vague des Trois Journées est venue jusqu’à ces montagnes ; mais au lieu de s’y briser, elle les a couvertes jusqu’au sommet. Dans ces gorges sauvages, près de ces cimes qui touchent au ciel, il y a… oui, il y a des mortels qui maintenant lisent l’Helvétie et la Gazette de Berne, tout en gardant leurs troupeaux. Ah que ne suis-je pâtre, j’emploierais mieux mon temps.

Du reste, pour faire comme les autres ; à peine arrivés, nous faisons tous toilette, et nous allons en gentlemen parcourir l’avenue d’Interlaken, au milieu des milords et des barons. Nous avons conquis le droit d’y trouver du plaisir, car depuis douze jours cheminant par monts et par vaux, sur nos pieds, un moment de toilette et une promenade fashionable, sont pour nous une récréation aussi nouvelle que piquante. Variété, liberté, sensations agréables les unes par les autres, c’est le propre des voyages à pieds. Le plaisir s’y achète, mais à bon compte, car il est vif.

Après une soirée charmante, l’on se réunit, la gaîté et des hôtes obséquieux font les honneurs à merveille.

 

De l’humour, un regard dur sur le tourisme naissant, et nostalgique sur un temps où les paysans ne lisaient pas de journaux et ne s’informaient pas du monde.

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