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13 octobre 2015 2 13 /10 /octobre /2015 16:48

Impressions

… La frontière est fort loin ; plus exposés, plus heureux peut-être, en surveillent les abords, tandis que notre consigne, plus modeste, est de garder un coin caché au cœur même du pays. Au plus loin qu’il puisse atteindre, le regard n’embrasse que des montagnes et des champs bien à nous. Pour un peu, l’on se croirait en manœuvres, n’étaient les soins plus grands apportés au détail, la discipline plus exacte, le courrier rare et l’arme chargée de la moindre sentinelle.

Mais quand le soir arrive, et que retentissent les deux notes mélancoliques de l’extinction des feux, on peut se demander combien à cette heure, de l’autre côté du Jura, voient pour la dernière fois le soleil s’enfoncer sous l’horizon.

La garde

Mot magique, qui, dans l’épopée napoléonienne et sous la plume d’un Hugo ou d’un Rostand, avait des reflets d’étoile : bonnets à poils, grognards, Wagram, Moskowa, Austerlitz, Cambronne, Flambeau, tant de gloire, historique ou légendaire, tant de poésie…

Aujourd’hui, la prose… Nul ne sait, qui ne les a pas vécues, la longueur des heures passées devant une grange solitaire, sur un carrefour désert, derrière un tas de planches ou un monceau de charbon, dans le silence de minuit, cependant que l’eau s’écrase en tombant sur le sol, fait des rigoles sur les cartouchières, dégouline du képi et pénètre sous le col de la capote.

Attentive au moindre bruit, l’arme collée au bras, cependant que les camarades reposent sur la paille, la sentinelle va et vient, pour ne pas s’endormir, elle aussi.

A quoi songe-t-elle ? A peu de chose, car elle a le cerveau brouillé par les fatigues de la journée et peut-être aussi de la veille. Possible aussi qu’elle se rende compte, plus ou moins confusément, qu’en ayant l’air de ne rien faire, elle accomplit pourtant une grande tâche : elle veille.

La Conférence

Autour de l’orateur (M. Gonzague de Reynold, à Cressier, août 1914) nous faisions cercle ; à nos pieds, c’est comme une grande carte : des bois, des prés, des villages, la grande tache du lac, les remparts de Morat ; par-delà, la croupe du Vully, derrière quoi l’on devine les terres de Neuchâtel. Au fond, l’énorme mur du Jura.

Et lui, alors, de nous raconter, avec fierté grave, la bataille fameuse. Il dit, je dirais volontiers : il chante la petite place forte, ville d’Empire, comme l’avait été Genève ; il célèbre la journée de Morat…

Cependant, une flamme étrange s’allume dans le regard des soldats qui l’écoutent, assis à la lisière des sapins vénérables ; plusieurs sont tout pâles. Au loin, lentement, le ciel se couvre de nuées ; le Jura se voile ; des éclairs sabrent l’horizon ; le lac perd son azur et prend une teinte affreuse. Au moment où la voix se tait, l'orage éclate ; la pluie fait, sur nos têtes, le bruit d’une violente mitraille. Mais nul n’y songe : d’un seul élan, tête nue, l’arme frémissante entre les mains, la compagnie se dresse, secouée par ce souffle mystérieux qu’a éveillé au-dedans de nous le barde fribourgeois ; dans la tempête, le Cantique suisse spontanément s’élève, d’une incomparable majesté, au milieu des forces de la nature déchaînées, brutales, autour de nous…

Ceux qui ont vécu cette minute-là ne l’oublieront jamais…

Le tir

Feu !... Bing !... bing… bing ! Brèves et sèches, les détonations éclatent, les balles s’envolent en miaulant… puis un appel de trompette : c’est l’arrêt… Alors, commencent les observations aux maladroits, aux nerveux et la phrase inévitable de celui qui aligne les « pendules » : « Je ne sais pas ce qu’il y a, mon capitaine ; c’est évidemment mon flingot qui ne va pas ! »

Et l’exercice continue.

Dire qu’à cette même heure, il y en a qui font devant eux autre chose que du papier collé sur de la toile d’emballage ! qui savent que leur retraite, qui sentent, derrière eux, tout un pays menacé et frémissant : leurs idées, leur famille, leurs biens confiés à cette petite chose luisante et grasse que, d’un coup de pouce, on introduit dans l’ouverture de charge… Le tir !... Quel singulier apprentissage nous faisons-là, tout de même. La portée véritable nous en échappait peut-être, à l’époque lointaine de l’école de recrues ou sous les confortables stands de l’Arquebuse, à Saint-Georges !...

Aujourd’hui, tout prend décidément un sens redoutable.

La veille de départ

La journée, splendide, s’achève en apothéose et le soleil s’enfonce derrière la montagne, dans une gloire incomparable ; ses derniers rayons font luire, comme de petites flammes, les baïonnettes des sentinelles qui vont et viennent là-haut, munies d’une consigne sévère.

Bientôt, la nuit déroule ses ombres merveilleuses et jette, dans le ciel, une poussière d’astres ; puis la lune se lève. Quelle fête des yeux ! et que l’âme serait heureuse si elle pouvait se laisser aller à la magie des choses, à l’appel de cette nature si majestueuse, si paisible ; mais l’enfer règne sur terre ; la sérénité du firmament et des montagnes, à cette heure, a vraiment quelque chose de cruel et d’ironique.

Dans la demeure du vieux paysan, patriarche glabre et austère, comme on en voit dans les tableaux d’Anker, devant qui tout se tait et tout obéit, les soldats font leur dernière veillée des armes ; toute la maisonnée s’est jointe à eux ; ils ont invité le lieutenant à s’asseoir à leur table. Les langues se délient ; les propos s’échangent ; une bouteille circule… Et voici, sous la lampe, des clartés d’un autre ordre ont brillé ; on s’aperçoit qu’en dépit des pêcheurs en eau trouble, des journaux et des « ronchonneurs », il y a encore des Suisses sachant se comprendre et s’estimer. Welsches, Alémanes ? Bon ! Mais Suisses avec !

« Allons, braves gens ! A la vôtre ! Et dites-nous ce que nous vous devons… »

« Soldats de Genève, vous ne nous devez rien. Ce que nous avons fait pour vous, nous l’avons fait de bon cœur, car c’est nous qui vous sommes redevables ! »

Hourrah pour la vieille Suisse ! Quelqu’un porte un toast. Les ténors font merveille ; Bertha, l’écolière, tire de la Zither de naïves mélodies.

L’heure passe ; c’est le moment de la ronde ; le sergent part avec ses hommes ; sur la colline tout est calme… La nuit s’écoule… A l’aube (c’est dimanche), les cloches catholiques s’éveillent ; un peu plus tard, celles de Morat appellent au prêche… Sur les routes, les gens s’empressent ; des chars roulent. C’est la vie qui continue, comme si de rien n’était ; mais, au fond, que d’inquiétudes cachées ! Toute cette terre remuée, autour de nous, dit assez qu’il y a, de par le monde, quelque chose de dérangé…

Enfin, après cette première période de service joyeusement accepté et consciencieusement accompli, le bataillon s’éloigne et regagne ses foyers.

P. Jörimann, Sergent.

Voilà un texte d’impressions, de ressenti, de patriotisme et d’envolées lyrique. Le Sergent Jörimann avait la plume poétique.

Dans son texte, il dit : « Bertha, l’écolière, tire de la Zither de naïves mélodies », la Zither, mot allemand pour la Cithare. Probable que notre sergent n’en connaissait pas le nom en français, car moins utilisé en pays latin.

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