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3 novembre 2015 2 03 /11 /novembre /2015 16:04

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Dans le désastre.

Depuis ce jour le Suisses furent progressivement entraînés par la déroute générale. Ils prirent place, tout d’abord, parmi les vestiges du 2e corps, à l’arrière-garde, sous les ordres du maréchal Ney et du général Maison ; et l’on rapporte que ce dernier, voyant ce qui restait, autour des quatre aigles, des superbes régiments de naguère, ne put contenir son émotion et pleura.

Uniforme français.

Uniforme français.

L’armée en décomposition s’écoulait donc par la seule route qu’elle eût pu prendre, celle de Kamen-Molodetchno. Au premier moment, tous se crurent sauvés. Les ponts de Zembin, sur la Gaïna, avaient été détruits comme ceux de Stoudianka par l’arrière-garde, et la poursuite en fut retardée. Pourtant les Russes reparurent bientôt, et l’arrière-garde dut combattre, à plusieurs reprises, de toute la vigueur qui lui restait, d’abord à Pleschtchénitzi, plus tard à Molodetchno. Elle couvrait ainsi cinquante ou soixante mille fuyards, qui roulaient sur vingt-cinq lieues [120 km.] de pays dans un désordre indescriptible. Seuls quelques milliers de braves gardaient leurs rangs ; mais sans cesse battus par les flots de l’universelle détresse, ces blocs se laissaient entamer, se dissolvaient à leur tour. Ainsi en fut-il du petit noyau des Suisses. Et quand lui parvint le renfort du bataillon Bleuler, qui avait conduit des prisonniers russes de Polotzk à Wilna, accompagné de trois cents recrues, il était trop tard pour enrayer la désagrégation fatale.

Déjà les premiers jours plusieurs officiers blessés avaient dû rester en arrière, dans l’absolue incapacité de continuer. Entourés de quelques compagnons d’infortune, souvent de soldats dévoués qui refusaient de les quitter, ils attendaient leur triste sort. Le commandant Weltner, qui venait d’être amputé d’une jambe, périt la nuit suivante dans les flammes d’une chaumière incendiée. Son camarade Vonderweid, idole de ses hommes, succomba dans une grange, et Bégos l’ensevlit pieusement. Beaucoup d’autres moururent ainsi de leurs blessures ou d’inanition, sur la route même ou après être tombés aux mains des ennemis. Ainsi les colonels Raguettly et de Graffenried. Plusieurs survécurent aussi à la captivité. Il en était de même chez les sous-officiers et les soldats. En écrasant tous ces hommes, l’excès des souffrances nivelait les rangs, abolissait les grades, et chacun n’écoutait que le cri de son instinct ou le glas de son désespoir.

Pendant les jours interminables de cette marche de 80 lieues sur Kovno[386 km.], pendant la nuit souvent, les Cosaques, comme des chacals effrontés et lâches, tournoyaient partout autour de cette armée mourante. Toujours à distance des groupes en armes et qui faisaient bonne contenance, ils fondaient sur les traînards – éclopés, épuisés ou blessés – qu’ils maltraitaient sauvagement. La terreur qu’ils inspiraient fut pour beaucoup un aiguillon salutaire. D’autres, se voyant pris, en finissaient d’eux-mêmes avec une vie si abominable.

Car l’hiver, qui s’était un peu radouci après la Bérésina, devint soudain atroce. Le froid atteignit 20° C., puis 25, puis 30 et 35 en quelques jours. C’était là une température mortelle dans l’état où se trouvaient ces misérables restes de l’armée. Hommes et chevaux tombaient comme foudroyés. Les corbeaux même succombaient. On marchait couvert de givre, les sens obtus, les yeux sanglant, les mains gelées, enveloppée tout entier de haillons sordides, la chaussure en lambeaux, sur une route jalonnée de cadavres et de mourants. La division Loison, venu de Wilna pour soutenir la retraite, fut presque exterminée en trois jours par ce froid terrible, et il ne resta pas un homme de deux régiments de cavalerie napolitaine qui prirent le même chemin. Du petit détachement qui représentait le 3e suisse, quinze hommes périrent en une seule nuit.

Insensibles et sans pensée, les gens marchaient comme des automates. La seule lueur de l’instinct survivait en eux. L’horizon bas et proche, où la colonne sans fin paraissait s’abîmer, les fascinait. Quelques-uns marchaient sans arrêt ; sans camarades, la plupart. « Le sentiment de l’humanité était éteint chez tous les hommes, écrit le capitaine Coignet ; on n’aurait pas tendu la main à son père, et cela se conçoit »… Ceux qui tombaient, sur la route glissante, pour la plupart ne se relevaient point. Et les survivants n’enjambaient bientôt qu’un cadavre de plus.

La nuit, c’était pis encore autour des bivouacs. On s’établissait ordinairement par groupes, et quiconque n’y appartenait pas était farouchement repoussé. À moins qu’on ne fît payer les places à prix d’argent ; car chez ces êtres moralement anéantis, la puissance de l’argent semblait avoir pris encore plus d’empire. Souvent une nouvelle bande survenait autour d’un feu ou dans quelque masure et en chassait les premiers occupants, au prix d’une rixe sanglante. Comme des bêtes fauves on se dépouillait réciproquement, et des misérables dégradés et affolés n’attendaient pas que les mourants fussent trépassés pour s’emparer de leur avoir ou se couvrir de leurs guenilles vermineuses.

À maintes reprises, des gens repoussés de quelque abri – chaumière ou grange – par les occupants trop nombreux déjà, y mettaient le feu par vengeance diabolique. Legler raconte l’aventure qu’il eut ainsi dans une maison qui regorgeait d’officiers et de soldats, à son arrivée avec des compagnons blessés. Sur l’injonction de leurs officiers, quelques soldats firent place aux nouveaux venus. Mais pendant la nuit la maison flamba et faillit être, pour plusieurs occupants, la dernière étape en ce monde. Legler assure que les évincés avaient mis le feu.

À ceux qui brûlaient dans leur refuge, nul d’ailleurs ne portait secours. « Qu’on les laisse brûler, leurs souffrances seront plus tôt finies ! » disait-on tout autour. Et de Ségur l’affirme aussi, on voyait parfois des hommes hébétés par la souffrance, ou devenus subitement fous, se jeter dans la flamme des incendies qui, chaque nuit, ponctuaient cet affreux calvaire.

Et la faim complétait cette torture, la faim plus poignante que le froid. On mangeait les chevaux vivants ou morts, la nuit en grillades, le jour en tranches saignantes, prises parfois sur l’animal en marche et que le froid insensibilisait. Les plus fortunés découvraient parfois du pain, qu’ils dévoraient en se cachant, ou de la farine de seigle, dont ils pétrissaient des galettes assaisonnées avec la poudre des cartouches. Selon de Ségur, il y eut des actes de cannibalisme, qu’on a, il est vrai, contestés. Sous ces cieux qu’ils ont tant maudits, nos pères ont connu toutes ces souffrances.

Ainsi se traînait la Grande Armée, dans un silence de mort, - monstrueux convoi funèbre d’une puissance grandiose vaincue par la fatalité, le malheur et le désespoir.

Itinéraire de la retraite.

Itinéraire de la retraite.

Ce spectacle écrasant pour son orgueil impuissant, sinon pour sa conscience, Napoléon ne le supportait plus. Des raisons impérieuses le rappelaient d’ailleurs en France. À mi-chemin de Wilna, il quitta donc l’armée, le 5 décembre, après une entrevue avec ses maréchaux. Il allait, disait-il, leur ramener trois cent mille hommes, tandis qu’eux gagneraient le Niémen et la Vistule. Tenu secret pourtant, ce départ fut bientôt connu de l’armée. Il en brisa le dernier ressort, qui était dans le sentiment de la présence de l’Empereur. La garde même finit par se débander, et le maréchal Ney parvenait à peine à réunir quelques cents baïonnettes pour protéger la retraite, comme il le fit, en vrai « Lion rouge. » Dès ce moment, ce ne fut plus, dans toute la colonne, qu’une immense poussée vers Wilna.

À suivre…

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