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1 novembre 2007 4 01 /11 /novembre /2007 16:12
Un article paru dans le Journal de Genève, le lundi, 3 octobre 1910, écrit par Charles-Ferdinand Ramuz. Une description d’un temps, d’une époque révolue et d’un homme au travail, enfin si l’on peut parler de travail dans la bucolique campagne vaudoise où l’activité d’Antoine se déroule le long des chemins de terre où de rares voitures devaient peut-être passer, mais où il est certain que les gens, eux, circulaient avec bonheur.
 
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L’HOMME QUI REMPIERRE LA ROUTE
 
On l’appelle tantôt Antoine tout court, tantôt le père Antoine ; il n’a jamais eu d’autre nom. Les vieux ont seulement une tendance à l’appeler Antoine, et les jeunes le père Antoine : c’est toute la différence ; mais il est connu dans tout le pays, et quand on demande après lui, personne qui ne vous renseigne. C’est qu’il se tient tout le jour sur la route, qui est commune aux gens de deux ou trois villages, et le jour du monde y passe ; et comme on l’aime bien aussi, et qu’il est gai d’humeur et sait des tas d’histoires, tout le monde s’arrête pour causer avec lui.
Il porte toute l’année un chapeau de feutre pointu aux ailes rabattues, qui a probablement été noir quand il était neuf, mais qui, en peut-être vingt ans de soleil, de pluie et de neige, a si souvent changé de teinte, a hésité entre tant de couleurs, qu’il n’a pas pu se décider, et, à la fin, les a toutes gardées. C’est une sorte de gris à reflets roux et violets, avec, dans les plis et autour des ailes, des sortes de couleurs noirâtres et bleuâtres ; et à la place du ruban, il y a une plaque en cuivre, sur laquelle on lit : Cantonnier.
Ses yeux, on ne les voit pas, ils sont cachés sous son chapeau. Ce qu’on voit de sa figure, c’est premièrement un grand nez, qui est ce qui frappe le plus, à cause de ses dimensions, et puis surtout de sa couleur. Car, autant celle du chapeau est effacée et indécise, autant celle-ci s’affirme de loin. Il est à la fois très long, ce nez, et tout en largeur ; et il est à ce point gonflé et boursouflé, qu’il semble qu’il y ait, à droite et à gauche des vraies, comme deux narines nouvelles, qui vont se perdant à leur tour dans le bouffissement de joues. Juste place là, pour la barbe, mais au menton elle s’épanouit. Elle a été, elle aussi, si souvent brûlée et lavée qu’elle est de toutes les nuances, dans le blanc, le gris et le vert. D’ailleurs informe et en désordre, et qui s’en va dans tous les sens ; et de même pour la moustache, qui est une moustache de chat en colère, maigre, courte, aux poils hérissés. Et elle ne cache point les lèvres, qui sont, comme le nez, épaisses, celles du bas pendant un peu.
Une bonne figure, au total, où il y a avant tout le plaisir et le goût de vivre ; un ensemble avant tout arrangé pour le rire, humer l’air, voir venir le vent ; et cela est posé sur un ventre bien rond, supporté par de courtes jambes ; et une des mains tient la pelle, ou le tranchoir, ou le racloir, suivant le moment et l’occasion, mais, quel que soit l’outil, elle ne s’en sert guère. L’affaire de vivre est ailleurs. Les mains, c’est d’abord fait pour les tendre à l’ami qui vient, pour tenir et lever le verre. Et, quant au reste, comme il dit, « il faudra voir ».
 
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Je vais souvent faire visite au père Antoine, le soir, après l’ouvrage, ou bien le matin, en me promenant. Et, sa brouette, on l’aperçoit de loin, qui attend au bord de la route, près des petits tas de terre bien alignés et régulièrement espacés, mais, lui, il faut longtemps avant de le découvrir. Il est d’ordinaire assis dans la haie. Il y a, tout le long de la haie, des sortes de petites niches au fond fourré d’herbe et de menues branches qu’il s’est ainsi creusées à force d’y venir, et dont il change suivant l’heure et suivant le bout de route où il est. Il y tient au frais sa bouteille. Alors, comme il n’aime pas à la laisser seule, dès qu’il peut, il vient la rejoindre. Les genoux relevés, le corps en avant, il s’installe confortablement ; il prend sa bouteille, la débouche, boit au goulot une gorgée, la rebouche, la remet au frais, puis ne bouge plus et se sent heureux. Les moineaux pas peureux secouent au bout des branches leurs petits corps ronds et ébouriffés ; un lézard se glisse dans les herbes sèches, un papillon couleur citron se pose au milieu du chemin : le père Antoine n’a pas l’air de rien voir. Et, quand il m’entend venir, c’est à peine s’il tourne la tête.
Je cause avec lui. Il me raconte sa vie. Il a commencé par le vin, et il a d’abord bien aimé le vin ; c’est plus tard seulement qu’il est venu à la goutte. Alors il s’est mis à boire les deux, le vin et la goutte. Puis, peu à peu, le vin lui a paru trop fade, et il a passé à la goutte seule : ainsi il a suivi le doux chemin de son plaisir. Une demi-bouteille les premiers temps, une bouteille entière ensuite. Il l’apporte avec lui, pleine, chaque matin ; il la remporte, le soir, vide. Même, à ce qu’il dit, il songe à augmenter un peu la dose, et à passer de la bouteille au litre, mais il ne s’y est pas encore décidé, parce qu’il est plein de sagesse et ne fait rien sans réflexion ; et jamais, non plus il n’est soûl.
Il n’y a que deux choses dans sa vie : l’une est donc de boire, l’autre de fumer. Et il fume comme il boit, c’est-à-dire avec méthode et précaution. Il a une pipe de terre au tuyau qu’il casse à peu près à la longueur du petit doigt, et il entortille le bout d’une ficelle à nombreux tours. Le vilain moment a été quand il a perdu ses dents de devant. Elles se sont mises un jour à ne plus se rencontrer ; et c’est le seul temps de sa vie où il ait été vraiment malheureux. « Voyez-vous, me dit-il, j’avais beau dépenser des deux, trois mètres de ficelle, pas moyen de le faire tenir, ce sacré tuyau ; il me glissait tout le temps hors de la bouche. Une racine en haut et en bas rien que la gencive, ça n’est pas tant fait pour aller ensemble. Et il me fallait tout le temps tenir ma pipe avec la main. Je n’aime pas ça ; et puis, ces fourneaux de terre, on se brûle !... » Si bien qu’il a été tout content quand ses dernières dents sont tombées. A présent, quand il parle, à chaque fin de phrase, le menton lui remonte jusqu’à toucher son nez, mais de nouveau sa pipe tient solidement dans sa bouche, et il la bourre avec plaisir de mon tabac que je lui tends ; et soigneusement il l’allume, ayant frotté son allumette à son pantalon de mi-laine, et il tient l’allumette dans le creux de sa main.
On aime cette vie, parce qu’elle est simple. Et puis pour le pays qu’il y a à l’entour, le pays qui est beau, qui monte doucement en molles grandes pentes, avec ses prés, ses champs, ses noyers et ses pommiers ronds. Quand il y a sur lui une telle lumière, comme ce soir, dans le soleil couchant, qui est étendu sur les choses comme un beau tapis de couleur. Au loin, le haut clocher qui brille, le village aux toits en longueur. Lui, là-dedans, toujours le même ; et en lui est ce même calme, cette même tranquillité.
Du haut de la colline où je suis ensuite monté, je l’aperçois encore et je le suis des yeux. Car il est sorti de sa haie. Il sait qu’il ne faut pas abuser du rien-faire, parce qu’il tourne vite à l’ennui. Il a donc repris sa brouette et paresseusement la pousse devant lui, deux ou trois tours de roue ; puis il la laisse retomber. Il y jette sans se presser deux ou trois pelletées de terre, la soulève à nouveau et va encore un bout. Mais voilà que quelqu’un arrive,… et la brouette est oubliée. C’est le moment de la journée où la route est la plus peuplée. La fraîcheur qui descend fait sortir les gens des maisons. Puis il y ceux qui rentrent des champs ; ceux qui vont au pré, la faux sur l’épaule, les uns dans un sens, les autres dans l’autre ; et chaque fois c’est des causettes : le père Antoine maintenant en a bien pour jusqu’à la nuit.
Il a aussi des fois l’aubaine que quelqu’un le prenne sur son char et l’emmène boire au village. Cela arrive, parce qu’on est bien intentionné pour lui. On l’emmène à l’auberge et on lui paie à boire. Puis il revient à pied à ses outils. Mais, une fois, c’est un monsieur qui a passé, avec une belle voiture, et il s’est arrêté à cause de lui, et il l’a emmené dans sa belle voiture, et ils ont bu du vin bouché ; et le monsieur l’a ramené dans sa voiture. On n’y croira pas si on veut ; c’est pourtant la pure vérité. Et, ce jour-là, le père Antoine a été comme les gens riches, qui ont un équipage à eux.
C.-F. Ramuz
 
 

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CF.Ramuz

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