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8 février 2018 4 08 /02 /février /2018 18:05

 

Un chapitre tiré du livre de Frank Bridel, journaliste, auteur de Suisse mon amour, De A à Z, cinquante-deux coups de cœur. Paru aux Éditions Slatkine, 2011

Aux temps de son enfance, de son adolescence et des deux guerres mondiales, la Suisse officielle a cultivé le souvenir des victoires remportées jadis par les Confédérés. Elles ne le fait plus. Nombre d’historiens ont préféré l’histoire de la société, de l’économie, de la politique, des mœurs. Mais, dans les cantons, on célèbre encore l’histoire des batailles.

On l’associe, forcément, aux sites où elles ont fait rage. Or, ils sont presque tous beaux, parce que les armées qui se sont affrontées dans un pays montagneux ont lutté pour la maîtrise d’un château, d’une colline, d’un village sous une église, d’un bourg derrière ses remparts, d’un rivage, d’un défilé où roule un torrent. Le pittoresque rejoint la geste, dans une célébration des prouesses qui occulte l’horreur des combats.

Ainsi Grandson et son église romane. Petite, sobre, elle concilie la soif de l’essentiel avec le quotidien des hommes, tel celui qui, sur un chapiteau, se tire une épine du pied. Anecdote ou symbole ? Comme souvent face à l’art roman, on ne sait pas. On admire le château médiéval qui domine le lac de Neuchâtel. Or, à la fin du quinzième siècle, toute une garnison de Suisses y fut pendu par Charles le Téméraire, inconscient des défaites et de la mort dont il s’approchait.

Ce furent les guerres de Bourgogne. Le « Grand-Duc d’Occident », le plus puissant féodal qui jamais osât défier le roi de France, crut devoir mater les Confédérés. Il rassemble une des plus belles armées de l’histoire et une suite fastueuse où abondent or, argent, pierres précieuses, tapisseries, armes et armures damasquinées, couverts, vaisselle et autres objets finement ouvrés. Il passe le Jura et veut en longer les contreforts entre lac et coteau. Devant lui se dresse Grandson. Il l’assiège, s’en empare et n’y fait pas de quartier. Il veut poursuivre mais, entre-temps, les Confédérés ralliés par Berne se sont mis en route contre lui. Les deux armées s’affrontent en pleine marche. Un mouvement tournant des Suisses menace celle du duc, dont les ordres contradictoires sèment la panique. Charles s’enfuit avec ce qu’il peut sauver de ses troupes et repasse le Jura.

Morat, victoire suprême, et onze autres batailles.
La fuite

La fuite

Mais la soif de revanche ajoute à sa volonté de conquête. En trois mois il a reconstitué une armée aussi luxueuse que la première, la rassemble au-dessus de Lausanne et fait mouvement en direction de Berne. Cette fois, il évite Grandson mais se heurte plus loin à la place forte de Morat, sur le petit lac de ce nom. Il l’assiège et, selon les règles de l’époque, protège ses troupes du côté de l’ennemi par une fortification de bois et de branchages que les chroniqueurs appelleront la « haie verte ». Mais les Suisses accourent, se préparent à l’attaque sous le couvert d’une forêt et tâtent les avant-postes bourguignons, qui signalent le danger.

Insouciant, le duc déjeune. On l’avertit de la menace mais il la néglige. Quand les Suisses sont sur la haie verte il n’a que le temps de mettre son armure et de monter à cheval. Déjà les Bernois et leurs alliés confédérés déferlent sur le camp. De nouveau, le Téméraire s’enfuit avec les troupes qu’il peut encore dégager, abandonnant sur place un butin richissime. On imagine les rustiques vieux Suisses aux mains calleuses salivant devant ce trésor, les yeux écarquillés, comme les quarante voleurs dans la caverne d’Ali Baba. Avant de s’en emparer et de se le disputer âprement, les Confédérés poursuivent les retardataires et se vengent sur eux des victimes de Grandson. Les prisonniers sont pendus aux arbres du rivage ou noyés dans le lac. De nos jours, il arrive qu’une algue teigne ses eaux de rouge : c’est « le sang des Bourguignons », disent les riverains.

Telle est l’avant-dernière défaite du Hardi, qui périra l’année suivante après celle de Nancy. Sous son chapeau garni de médailles pieuses, Louis XI soupir de soulagement, lui dont on soupçonne que l’or a stimulé l’ardeur des cantons. Pour l’Europe, c’est un tournant. Pour les Suisses, la victoire sur un aussi grand prince est glorieuse, telle que décrite par un témoin étranger, l’ambassadeur de Milan, rescapé dont la plume tremble encore de terreur. L’infanterie helvétique est au sommet de sa puissance.

 

On ne peut pas ne pas s’en souvenir quand on s’attarde à Grandson face au long lac de Neuchâtel ou qu’on boit un café sur le port de Morat. Les peuples et leurs Etats sont tels qu’ils oublient les victimes des guerres médiévales – dans les deux camps – et ne veulent se rappeler que les hauts faits. De nos jours, quelques Vaudois refusent de s’associer à la célébration de l’exploit parce que, disent-ils, leurs ancêtres, encore bien loin de devenir suisses, combattirent aux côtés du duc. Malheur aux vaincus, puisque ce sont les vainqueurs qui écrivent des histoires destinées à devenir nationales ou même européennes, comme celle des guerres de Bourgogne !

Les Suisses, loin d’en être à leurs premiers succès militaires, s’étaient fait la main contre les Habsbourg, qui voulaient leur dérober la route du Saint-Gothard, trait d’union entre les Allemagnes et l’Italie. Au début du quatorzième siècle, peu après l’alliance confédérale de 1291, c’est d’abord la bataille de Morgarten. Les hommes des trois cantons primitifs y appliquent déjà la tactique dictée par le terrain : tenir les hauteurs, laisser l’ennemi s’engager dans le guet-apens d’un défilé, fondre sur lui à grand renfort de pierres et de troncs d’arbre, barrer la route à l’avant-garde adverse, couper la colonne de l’attaquant et y semer le désordre. Ainsi remportent-ils cette première victoire.

Quelques années plus tard, ils battent à nouveau la chevalerie autrichienne à Sempach. Les victoires contre les ducs et empereurs d’Autriche se succèdent, selon une liste que les enfants des écoles ont récitée pendant des siècles. Moins connue mais non moins typique, celle de Calven, ou Chalaveina en romanche, est toujours commémorée dans le canton des Grisons, même si les chroniqueurs modernes insistent plus que leurs prédécesseurs sur le malheur des vaincus. Là, au débouché d’un défilé, leurs ancêtres ont une fois de plus réussi un mouvement tournant. De nuit, à la force de leurs mollets, ils grimpent sur un massif et, non sans s’être un peu égarés en chemin, parviennent à se précipiter sur les arrières des Autrichiens.

C’est une des batailles menées aux confins orientaux de la Suisse, dans une zone fatalement promise aux conflits et aux symboles. Jadis, Confédérés et Autrichiens s’y sont disputé les rives de l’Adige naissant (en allemand Etsch), qui finira son cours dans l’Adriatique, et une vallée que désignent trois noms proches du français : Monastero en italien, Müstair en romanche, Münster en allemand. Un peu plus au nord, de l’autre côté du Reschenpass (Passo di Resia), l’Inn débouche de l’Engadine pour s’écouler jusqu’au Danube. Le partage des eaux est donc proche, mais en plein mélange des langues depuis que l’Italie, après ses combats de la Grande Guerre, a reçu ces terres en partage. Etrange région, devenue touristique et donc pacifique, où l’on doute que les hommes aient pu se combattre avec tant de violence.

L’italien, on le retrouve dans d’autres batailles, d’une autre vallée, la Leventina, où coule le Tessin. C’est que, non contents de vaincre les Autrichiens au nord du Saint-Gothard, les Confédérés ont voulu s’en assurer le versant sud. D’où une série d’expéditions, de succès et de revers qui les font descendre et remonter le long de la Leventina comme des ramoneurs dans une cheminée.

Ils se font battre par les Milanais à Arbedo mais les défont à Giornico, en plein hiver glacial. C’est encore le succès de la tactique traditionnelle, celui d’une poignée d’hommes appuyés par d’autres qui ont gagné les monts. D’en haut, une fois de plus, ils déversent des pierres, puis dévalent le coteau pour désorganiser les chevaliers du duc de Milan – alors ennemi, bientôt allié – dont les palefrois glissent sur un sol gorgé d’eau que le froid a gelé. Bataille des sassi grossi, selon les Tessinois, c’est-à-dire des gros cailloux.

Le site de Giornico, sur sa colline au fond de la vallée, dévoile au premier coup d’œil ce qu’a dû être la bataille mais propose au touriste amoureux d’art la plus pure église romane du Tessin. Des architectes et maçons dont les descendants ont peut-être travaillé à Rome et à Saint-Pétersbourg ont couvert ses murs de dalles tantôt carrées, tantôt rectangulaires, vertes, arrachées comme les lauzes du toit au granit qui est l’os de toute cette région. Comme il se doit au sud des Alpes, des lions approximatifs font semblant de soutenir les colonnes du portail. Dans la nef, sur une fresque, un Saint Christophe portant l’enfant Jésus s’offre à l’invocation des voyageurs, comme ses répliques que les chauffeurs de taxi italiens pendent à leurs tableaux de bord avec des photos de leur famille. Au fond se superposent deux chœurs. Le premier incite à la méditation. Le second, au-dessus, fait monter l’âme.

Quitté Giornico et sa merveille, on plonge sur Bellinzona, clé de la Leventina, et ses châteaux qui portèrent en pleine terre latine les noms alémaniques des trois cantons primitifs. On les a rebaptisés en italien et inscrit au patrimoine de l’UNESCO. Quand les Suisses font enfin la paix avec le duc de Milan ils touchent le faîte de leur puissance et la disputent au roi de France, qu’ils battent en une heure à Novare. Mais deux ans plus tard, divisés et trop aventurés, ils sont manœuvrés par François 1er, qui, secouru au bon moment par l’armée de Venise, leur inflige à Marignan leur plus cuisante défaite. [Le jeune roi, 21 ans, est souverain depuis janvier, la bataille a lieu en septembre.] C’est la victoire de l’artillerie et de la tactique françaises sur des fantassins redoutés pendant deux siècles. Les Suisses se retirent. Ils ne tenteront plus jamais de conquêtes en Lombardie, mais leurs mercenaires vaincront François 1er à Pavie, où d’ailleurs le Tessin se jette dans le Pô. C’est la défaite après laquelle ce roi de France écrira sa lettre fameuse : « Tout est perdu, fors l’honneur et la vie qui nous est sauve ».

Trois quarts de siècle plus tard, une autre bataille secoue la ville de Genève, échappée de peu à une tentative de coup de main ourdie de nuit, en catimini, par le duc de Savoie. C’est l’Escalade. Selon l’histoire teintée de légende, l’agresseur avait progressé sans bruit dans une partie de la ville jusqu’au moment où une sentinelle donna l’alarme tandis qu’une bonne femme, la Mère Royaume, faisait pleuvoir sur les agresseurs une soupe aux légumes qu’elle avait mise à mitonner dans une grosse marmite.

Les Genevois célèbrent chaque année l’Escalade par des rites immuables, dont un cortège en costume du dix-septième, des coups de canon et une tradition familière qui concilie la légende, l’humour et la gastronomie. Ils achètent chez leur confiseur préféré une marmite en chocolat pleine de légumes en massepain. Ils la posent sur une table, chez eux ou chez des amis. Le plus jeune d’entre eux se saisit d’une épée et en frappe la marmite pour la casser en clamant : « Qu’ainsi périssent les ennemis de la République » ! Après quoi, dans un frisson de patriotisme qui interrompt leur gouaille habituelle, ils entonnent le « C’est qu’è lainô », cantique dont les 68 couplets célèbrent en franco-provençal le Dieu des Genevois protestants qui les protégea des catholiques Savoyards.

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