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17 avril 2007 2 17 /04 /avril /2007 11:54
Tandis que les cheminées flambantes de la vaste demeure dissipent l’odeur du plâtre et des vernis et combattent les premières brumes de l’automne, Mlle Necker lutte contre le fantôme de l’ennui. Comme sa mère, elle redoute la solitude ; elle craint mortellement que son père, qui montre pour la Suisse un penchant infini, ne veuille passer sa vie dans sa terre : « qu’il me pardonne je n’ai pas encore fait assez provision de souvenirs pour vivre sur eux le reste de ma vie ». La jeune fille, cependant, voit ses parents genevois, son oncle Louis Necker de Germagny ; celui-ci a un fils, qui est fiancé à la fille du grand géologue H.-B. de Saussure. Germaine Necker et Albertine de Saussure se rencontrent dans « un bal charmant », dans un dîner, se plaisent, se font « de grandes confidences » ; elles se lieront bientôt d’une fraternelle affection.
Dès son enfance, Germaine Necker avait eu à Paris une amie genevoise, Jeanne-Catherine Huber. Devenue Mme Rilliet, celle-ci resta une des intimes de Mme de Staël, de celles qui furent le plus souvent à Coppet, jouant dans la troupe dramatique de la châtelaine, écoutant ses confidences d’amoureuse et de persécutée. Mme Rilliet-Huber était fine, mais un peu appliquée à bien faire et à bien dire ; elle manquait d’aisance dans la grâce, ce qui lui valut ce mot cinglant d’un ami trop spirituel de Mme de Staël : « Mme Rilliet a toutes les vertus qu’elle affecte ! » La fille des Necker savait bien découvrir sous les manières raffinées les qualités bienfaisantes de son amie. « Mme Rilliet-Huber, notait une étrangère, est un être délicat et presque immatériel ; elle semble voltiger devant vous avec des ailes de papillon et vous regarde de ses yeux noirs et profonds. » Mme de Staël ne redoutait pas la compagnie des jolies femmes. Sa cousine Necker-de Saussure n’était pas moins gracieuse. Seulement elle touchait le sol d’un pied sûr, elle prenait son appui sur la réalité. L’union de la raison et de l’idéal firent d’elle l’amie parfaite, l’amie de cœur et de confiance.
« Ma cousine, disait Mme de Staël, a tout l’esprit qu’on me prête et toutes les vertus que je n’ai pas. » Elle l’admirait d’avoir su « renfermer dans le cercle le plus régulier de la vie domestique un esprit supérieur ». Cet esprit, Albertine de Saussure le tenait de son père, le savant auteur des Voyages dans les Alpes. Il lui avait donné une instruction virile. Elle était femme cependant, c’est-à-dire fine et belle : le teint blanc, les yeux grands et foncés, les cheveux bruns qu’elle portait poudrés dans sa jeunesse, petite mais la taille bien prise. Elle était capable de donner la réplique à son éloquente cousine, de lui disputer le prix de la conversation. Au témoignage d’un bon juge, Pictet-de-Rochemont, en présence de Mme de Staël, Mme Necker-de Saussure n’a jamais eu d’infériorité. Elle montrait moins d’initiative et de mouvement, mais déployait les ressources d’une dialectique serrée et d’une raison supérieure. « Si Mme de Staël s’engageait dans une mauvaise thèse, sa cousine ne lui faisait point de grâce ; elle ne lui passait pas un sophisme, pas un raisonnement hasardé : il n’y avait adresse qui tînt, il fallait en venir à reconnaître qu’on avait pris fausse route ; et cet aveu se faisait toujours avec une candeur pleine de charme. »
Mme. Necker-de Saussure ne put remporter bien longtemps de ces victoires rares et méritées. Elle devint sourde et, sans renoncer à la société, elle fut obligée de donner à la méditation, au travail littéraire, le talent qu’elle consacrait aux jeux de la conversation. Elle n’en resta pas moins attentive à tout ce qui touchait son illustre cousine. La douleur personnelle et les malheurs de famille que l’une et l’autre éprouvèrent, resserrèrent leurs liens fraternels. La Notice sur le caractère et les écrits de Madame de Staël reste le meilleur de ses ouvrages et, malgré sa tendance à l’apologie, un des jugements les plus perspicaces qu’on ait portés sur cette femme exceptionnelle.
 
La jeune ambassadrice de Suède ouvrit son salon à la rue du Bac. C’est le cas de rappeler un mot qu’elle aurait dit à quelqu’un qui, pour la distraire des souffrances de l’exil, lui montrait du balcon de Coppet l’horizon du Léman : « Je préfère le ruisseau de la rue du Bac ! » Certes, elle préférait la société parisienne, ses tournois d’esprit, ses intrigues politiques et sentimentales, à la demi solitude du château paternel. A Paris, à Versailles, elle avait respiré avec ivresse l’encens qui fumait en l’honneur de son père, rappelé au ministère en 1788 et qui fit, quelque mois, figure de réformateur et de sauveur de la monarchie. Mais la Roche Tarpéienne est près du Capitole. Renvoyé, rappelé, contraint bientôt pour la troisième fois de se démettre, M. Necker se réfugiait en Suisse, en septembre 1790. Le cœur brisé, travaillé par l’ambition déçue, mais soutenu par cette immense confiance en lui que sa femme et sa fille entretenaient comme une lampe sainte sur l’autel d’un dieu, M. Necker s’enfermait à Coppet et dans ses souvenirs.
Mme de Staël rejoint bientôt ses parents, traversant en octobre le Jura, dans la splendeur des hêtres cuivrés. Mais son cœur reste en France, où le drame de la Révolution ne se jouera pas longtemps sans elle. Elle feint la gaîté pour consoler son père : « Je me surprends souvent les yeux baignés de larmes en contemplant ce majestueux exemple des vicissitudes humaines… jamais peut-être je ne me suis sentie aussi profondément mélancolique. » Elle ajoute : « Ce pays-ci ne me plaît pas du tout. » Comme M. Necker ne veut pas rentrer en France, elle s’attarde cependant auprès de lui, passe l’hiver à Genève, à Lausanne. Car Coppet, qui n’est pas commode par les mois sombres et froids, sera pendant des années comme un centre autour duquel les châtelains gravitent. Leur fille, plus libre qu’eux, s’éloigne davantage de cette résidence, rentre à Paris, pour retrouver son fils, le petit Auguste, revient à Coppet, prend l’habitude de ce va-et-vient d’un pays à l’autre qu’elle pratiquera jusqu’à son dernier jour.
Au défi de toute prudence, elle s’attarde à Paris pendant les massacres de 1792 ; elle tente de sauver la reine, offre asile aux officiers suisses survivants du 10 août. Enfin elle se met en route, bravant les périls qu’elle contera si bien dans son ouvrage posthume sur la Révolution. Il était temps. A Rolle, où ses parents s’établissent pour être moins proche de la frontière, elle donne bientôt le jour à un second fils, Albert. Cela ne l’empêche pas d’écrire, d’ourdir une généreuse intrigue pour ménager un refuge en Suisse à ses amis constitutionnels. Ni de partir précipitamment pour l’Angleterre, où elle va rejoindre d’autres proscrits chers à son cœur, sans écouter ses parents qui essaient « inutilement, écrit Mme Necker, toutes les ressources de l’esprit et de la raison pour détourner leur fille d’un projet insensé ».
La tête de Louis XVI tombe sur l’échafaud. Les habitants de Rolle entendent de la rue les lamentations, les sanglots de Mme Necker. M. Necker s’enferme dans un auguste silence. Mme de Staël écrit, parle, s’agite. Contre vents et marées, elle veut ramener en Suisse son ami M. de Narbonne. Son confident Gibbon tente de lui faire entendre raison.
 
« je ne m’exalte point par les idées romanesques, lui répond-elle, et je crois à tout ce que la raison dit contre elles avec un nouveau succès depuis le commencement du monde ; mais quand des circonstances extraordinaires comme la révolution qui les a produites ont confondu les âmes et les pensées de deux personnes depuis cinq ans, quand les mêmes circonstances ont fait naître une dépendance mutuelle qui ne laisse aucun moyen d’exister l’un sans l’autre, quand enfin tout ce qu’on appelle les convenances, les considérations, les avantages du monde, ne présente plus qu’un amas de ridicules et de ruines, je ne sais pas quelle serai la raison de vivre s’il fallait se séparer ! Partez donc de l’idée que rien ne pourra m’y décider… »
 
Naturellement, Mme de Staël l’emporte. Ce que femme veut… et quelle femme ! Elle passe donc en Suisse les pires mois de la Terreur, entourée de ses amis français. Ils sont tolérés par la police bernoise, qui cependant surveille leur trop remuante protectrice. De 1793 à 1795, elle vit en Suisse, en proie à une douloureuse agitation, rongeant son frein, parcourant le pays pour les affaires de ses amis. Tour à tour exaltée et déprimée, elle s’écrie : « J’ai toute la Suisse dans une magnifique horreur ! »
Cependant elle assiste à la mort de sa mère, à Lausanne, en mai 1794, et fait ce qu’elle peut pour adoucir la peine de l’inconsolable M. Necker. Fidèle aux dernières volontés de l’hypocondre Suzanne, qui redoutait pardessus tout la corruption de sa dépouille mortelle, M. Necker fait élever en hâte le mausolée de Coppet et, trois mois durant, garde auprès de lui le cercueil où repose le corps embaumé. Enfin, il l’accompagne à sa dernière demeure, dont il s’écartera désormais le moins possible. Mme de Staël passe quelques jours à Coppet, à la fin de septembre, pour assister à cette nouvelle prise de possession solennelle. Mais, pour cette vivante, la vie continue.
Un matin, elle embrasse son père, quitte Coppet pour rejoindre près de Lausanne ses amis français. Le trot pressé d’un cheval qui se rapproche de sa voiture lui fait mettre la tête à la portière. Le cavalier, qui l’a cherché à Coppet, qui la rejoint est un long jeune homme, un peu voûté, le visage fin et pâle encadré de cheveux roux. C’est Benjamin Constant.
Dans le petit château de Mézery où l’ambassadrice passe l’hiver, en pleine campagne, avec sa cour d’émigrés, elle achève une nouvelle, d’une morale fort passionnée, Zulma ; elle travaille à son essai si personnel, l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Pour l’écrire, elle n’a qu’à lire dans son cœur, qu’à regarder autour d’elle. Benjamin Constant est assidu dans sa maison. Il la presse. Elle le rebute. Une nuit, pour forcer cette âme rebelle, il s’empoisonne… On accourt au chevet du moribond. Quelques paroles bienveillantes de Mme de Staël agissent comme un antidote… Bientôt Benjamin Constant prendra possession du cœur et de l’esprit de la châtelaine, de cette part de son cœur et de son génie qu’elle pouvait aliéner à ce maître nouveau.
à suivre...
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