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30 avril 2007 1 30 /04 /avril /2007 22:09
CHAPITRE III
 
Delphine
 
Pris au charme de la magicienne de Coppet, Benjamin Constant déçoit et désespère la châtelaine de Colombier. La bruyante renommée, les menées ambitieuses de cette jeune dame de Staël exaspéraient déjà le fin bon sens de Mme de Charrière, Hollandaise mûre et désabusée. Et voici, les yeux sombres de l’ambassadrice – qui n’est pas même belle ! – rallument un feu que les yeux pâles de l’auteur de Caliste n’ont pas eu le pouvoir d’entretenir. On lui prend son ami, son interlocuteur incomparable ! Comme Mme de Charrière s’étonne et se plaint, le transfuge Benjamin lui répond par une enthousiaste apologie de Mme de Staël :
 
« Je ne puis trouver malaisé de lui jeter, comme vous dites, quelques éloges. Au contraire, depuis que je la connais mieux, je trouve une grande difficulté à ne pas me répandre sans cesse en éloges, et à ne pas donner à tous ceux à qui je parle le spectacle de mon intérêt et de mon admiration. J’ai rarement vu une réunion pareille de qualités étonnantes et attrayantes, autant de brillant et de justesse, une bienveillance aussi expansive, et aussi active, autant de générosité, une politesse aussi douce et aussi soutenue dans le monde, tant de charme, de simplicité, d’abandon dans la société intime. C’est la seconde femme que j’ai trouvée qui m’aurait pu tenir lieu de tout l’univers, qui aurait pu être un monde à elle seule pour moi. Vous savez qui a été la première… Enfin, c’est un être à part, un être supérieur, tel qu’il s’en rencontre peut-être un par siècle, et tel que ceux qui l’approchent, le connaissent et sont ses amis, doivent ne pas exiger d’autre bonheur. »
 
Le temps vengera Mme de Charrière. Elle vécut assez pour recueillir l’écho des querelles, des plaintes réciproques de Mme de Staël et du futur auteur d’Adolphe, unis par une chaîne qui leur pèse, qui les meurtrit, mais que leurs dissentiments pendant tant d’années ne font que raffermir. Deux ans après leur première rencontre, Mme de Staël écrit de Coppet à un de ces amis français qu’elle avait protégés, admis dans son intimité, et qui rentre dans la France convalescente :
 
« Mon mari est parti pour les eaux d’Aix ; nous étions assez mal à l’aise ensemble : il vaut mieux être unis de loin. Je suis donc ici parfaitement seule avec mon père et le Diable blanc (B. Constant). C’est une terrible épreuve pour tous les sentiments que de se regarder face à face : il faut du monde pour avoir de l’esprit, du monde pour s’aimer, du monde pour tout, excepté pour soi tout seul ; cela n’est pas si bête que l’on pourrait le croire : dès qu’on est deux il faut être beaucoup plus. »*
*Lettre de Madame de Staël à Adrien de Mun, Revue de Paris, décembre 1923, p. 523.
 
Si la France, graduellement, se rouvre aux émigrés, le Comité de salut public, le Directoire, ne tolèrent pas les intrigues. Mme de Staël l’apprend à ses dépens. Dès 1795, le gouvernement républicain la prie de passer la frontière, de rejoindre son père en Suisse. La police de Desportes, résident français à Genève, la surveille pendant toute l’année 1796. un domestique attaché à sa personne, un certain Monachon, ex-ministre du saint Evangile, dépouille avec zèle discret le courrier de sa maîtresse, et les secrets du château sont communiqués à Paris. Elle aime les aristocrates, elle les aide à renter dans leur pays ou à s’enfuir quand ils s’y compromettent. Le valet de chambre-espion a peine à comprendre que ces relations se concilient avec des convictions sincèrement républicaines.
Retenue en Suisse, menacée de devoir y passer deux hivers de suite, elle s’écrie : « Ah ! que je m’ennuie dans ce pays ! » Mais, en 1797, comme elle rentre en France, et s’établit à la campagne avec Benjamin Constant qui fait avec elle l’apprentissage de la servitude amoureuse et du libéralisme politique, un témoin malicieux de cette retraite à demi-volontaire, le général Montesquiou, note : « Je parie qu’elle regrette les comédies et les bals de Lausanne, ce dont elle n’aura garde de convenir parce que cela lui paraîtrait le comble du mauvais goût… Ce n’est pas la France qu’elle aime, mais le théâtre et dès qu’elle n’est plus en scène elle ne l’aimera plus. » Ce n’était pas la Suisse qu’elle détestait, même en ces années d’ambition passionnées, mais l’éloignement de Paris, la seule scène, pensait-elle, où elle pût jouer un grand rôle. La rigueur des temps et des gouvernements la confina sur un théâtre plus humble. Mais le talent de l’acteur relève les tréteaux, illumine les salles obscures. Finalement, qu’elle en eût conscience ou non, c’est Coppet qui lui fut la meilleure tribune, et le monde fut plus attentif aux conversations de son château qu’aux paroles qu’elle aurait prononcées dans la rumeur de Paris.
m. Necker était inscrit sur la liste des émigrés. L’invasion des troupes françaises dans le Pays de Vaud, en janvier 1798, menaçait la liberté, la vie même du vieux ministre. Sa fille accourut auprès de lui.
 
« Lorsque l’entrée des Français fut positivement annoncée, nous restâmes seuls, mon père et moi, dans le château de Coppet, avec mes enfants en bas âge. Le jour marqué pour la violation du territoire suisse, nos gens curieux descendirent au bas de l’avenue, et mon père et moi, qui attendions ensemble notre sort, nous nous plaçâmes sur un balcon, d’où l’on voyait le grand chemin par lequel les troupes devaient arriver. Quoique ce fût au milieu de l’hiver, le temps était superbe ; les Alpes se réfléchissaient dans le lac, et le bruit du tambour troublait seul le calme de la scène. Mon cœur battait cruellement par crainte de ce qui pouvait menacer mon père. Je savais que le Directoire parlait de lui avec respect ; mais je connaissais aussi l’empire des lois révolutionnaires sur ceux qui les avaient faites. Au moment où les troupes françaises passèrent la frontière de la Confédération helvétique, je vis un officier quitter sa troupe pour monter à notre château. Une frayeur mortelle me saisit ; mais ce qu’il nous dit me rassura bientôt. Il était chargé par le Directoire d’offrir à mon père une sauvegarde ; cet officier, très connu depuis sous le titre de maréchal Suchet, se conduisit à merveille pour nous, et son état-major, qu’il amena le lendemain chez mon père, suivit son exemple. »
 
Malgré son libéralisme, Mme de Staël redoutait l’invasion de la Suisse et l’émancipation du Pays de Vaud. Ce bouleversement d’un pays hospitalier et pacifique lui inspirait des craintes, assez justifiées par le traitement barbare infligé aux cantons primitifs, par la sombre histoire de la République helvétique. On ne peut lui faire grief d’avoir voulu éviter la suppression des droits féodaux que le baron de Coppet et seigneur de Bière avait acquis à beaux deniers comptants, ni d’avoir tenté dans une audience d’obtenir du général Bonaparte, qu’elle admirait encore avec ferveur, qu’il renonçât à la campagne de Suisse.
 
« Le jour de la première bataille des Suisses contre les Français, quoique Coppet soit à trente lieues de Berne, nous entendions, dans le silence de la fin du jour, les coups de canon qui retentissaient au loin à travers les échos des montagnes. On osait à peine respirer pour mieux distinguer ce bruit funeste ; et, quoique toutes les probabilités fussent pour l’armée française, on espérait encore un miracle en faveur de la justice ; mais le temps seul en est l’allié tout puissant. »
 
Mme de Staël fit son possible aussi pour épargner aux Genevois la réunion à la France. Mais le Directoire ne se laissait pas arrêter par les plaidoyers et les considérations morales… Plus tard,à la chute de l’Empire, elle salua la restauration de Genève et son agrégation à la Confédération suisse. Mais elle se garda bien de soutenir les Bernois et les rares Vaudois qui auraient voulu rendre à la république de Berne la souveraineté sur le Pays de Vaud. A un gentilhomme de son voisinage, Guillaume de Portes, qui prétendait la gagner, en 1814, à ce projet de réaction, elle répondit, avec un sens politique et une netteté de libéralisme qui ne laissent rien à désirer :
 
« Votre mémoire est très bien fait et l’on ne peut rien dire de mieux, votre doctrine admise, mais je ne considère pas les peuples comme des propriétés et la conquête ne me semble point un droit. Là où la justice est violée, il y a cessation du pacte social, car il ne repose que sur l’intérêt du grand nombre. La royauté, comme la république, est faite pour les nations, et leur voix, comme dit le proverbe, est celle de Dieu. Ajoutez à cela que le temps est de quelque chose dans la question. Vous dites que les Vaudois doivent à Berne, il y a quatre siècles ou environ, d’être Suisses. S’il y a prescription dans les transactions des particuliers, à plus forte raison y en a-t-il dans celles des nations. Charlemagne était usurpateur de Clovis et Hugues Capet de Charlemagne ; les Anglais ont banni les Stuart, etc. La vie est un changement continuel et la justice est beaucoup antérieure à tous les événements de l’histoire.
« L’immense majorité des Vaudois ne veut pas se réunir à Berne, donc cela ne doit pas être. Vous me citez une autorité qui disposera toujours de tout, mais il y a dix ans, hélas ! qu’elle ne parle plus et ces dix ans ont tout changé. J’étais moi-même contre la révolution du Pays de Vaud, mais la contre-révolution est impossible. Les hommes ne peuvent pas être les serfs de leurs aïeux, et quels aïeux faut-il choisir, ceux d’il y a quatre siècles ou d’il y a cinquante ? Je ne connais guère qu’Adam qui eut le droit d’arranger ses affaires politiques irrévocablement. C’est votre loyauté, Monsieur, qui vous fait aimer les vieilles institutions, mais souvenez-vous qu’elles ont été modernes et que les nouvelles sont vieilles à leur tour. Vous voyez que j’attache du prix à votre opinion et que je dis la mienne longuement. »*
*Conrad de Mandach, Le Comte Guillaume de Portes, 1904, p. 259.
 
Au cours de ce tragique printemps de 1798 et les années suivantes, Mme de Staël passe des heures presque calmes au bord du Léman. Elle accompagne M. Necker dans ses promenades à petits pas sous les arbres du parc. Elle trace, sur des cahiers de papier à grain rude, l’esquisse de quelques chapitres de ses prochains ouvrages. Le livre De la littérature s’écrit ainsi, tandis que quelques amis venus de Genève, un ou deux proscrits de Fructidor, suscitent d’un mot sa conversation. Des émigrés revenant d’Allemagne font étape à Coppet. C’est par ces Français, Adrien de Lezay, Chênedollé, et par quelques Suisses, que la femme de lettres prend une connaissance, d’abord superficielle, de l’Allemagne.
 
« Mme de Staël, nous dit Chênedollé, s’occupait alors de son ouvrage sur la Littérature, dont elle faisait un chapitre tous les matins. Elle mettait sur le tapis à dîner, ou le soir dans le salon, l’argument du chapitre qu’elle voulait traiter, vous provoquait à causer sur ce texte-là, le parlait elle-même dans une rapide improvisation, et le lendemain le chapitre était écrit. C’est ainsi que presque tout le livre a été fait. »
à suivre...
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