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12 août 2007 7 12 /08 /août /2007 16:41
CHAPITRE IV
 
Corinne
Ou les grands jours de Coppet
 
 
« C’est une singulière combinaison, notait B. Constant dans son journal intime, que cette douleur profonde, déchirante et vraie qui l’accable, unie à cette susceptibilité de distractions et cette incorrigibilité de nature qui lui laissent toutes ses faiblesses de caractère… et son besoin d’activité. » Singulière combinaison, en effet, que la nature de Mme de Staël : grand esprit, certes ; grande âme assurément, mais plus grande par l’intensité de tous les sentiments, de toutes les impulsions instinctives, que par la pureté, le dépouillement, l’élévation des facultés morales. C’est cette combinaison, c’est ce mélange trouble mais bouillonnant, qui la rend largement humaine, qui permet à chacun de nous de se reconnaître en elle mieux que dans l’image d’une sainte ou dans l’œuvre d’un génie vraiment créateur. Son âme composite, cependant, au feu de la souffrance, allait s’épurant, et, sur l’enclume de la vie, rejetait ses scories avec des étincelles. Si elle eût vécu plus de cinquante ans, qui sait à quel degré de perfection elle serait parvenue ?
Mme de Staël passa en Italie les premiers mois de 1805. Elle en rapporta, sinon le sujet de Corinne, qu’elle portait en elle, du moins le cadre et la documentation de ce roman qu’elle allait écrire à Coppet. Pour composer ses ouvrages, elle n’avait pas besoin de solitude. Elle reçut avec joie ses amis éprouvés et des visiteurs nouveaux. Tel Henri Meister, Zurichois à demi Français, qui avait partagé sa jeunesse déjà lointaine entre ses deux patries ; à Paris, il avait succédé à Grimm dans la publication de la fameuse Correspondance littéraire, fréquenté assidûment le salon de Mme Necker. Depuis la Révolution, il continuait tant bien que mal en Suisse son rôle d’informateur des cours du Nord sur la vie littéraire de Paris. On devine ce que signifiaient le foyer de Coppet et la correspondance de la châtelaine femme de lettres pour le vieux publiciste. Meister plaisait à Mme de Staël par sa bonne grâce d’ancien régime. Guillaume Schlegel, qu’elle avait ramené d’Allemagne pour l’associer à ses études et à l’instruction de ses enfants, apportait à la société du château un élément moins gracieux, mais plus original. Quand son frère, Frédéric Schlegel, le rejoignait au bord du Léman, Mme de Staël et ses hôtes pouvaient connaître mieux qu’à Weimar la subtile philosophie et l’esthétique bizarre que ces romantiques allemands prétendaient tirer de l’œuvre de Goethe et dirigeaient contre le lyrisme éloquent de Schiller.
Si Mme de Staël devint la marraine du romantisme français, elle eut l’avantage d’accueillir à Coppet, en 1805, le parrain de la littérature nouvelle. M. de Chateaubriand s’arrêta quelques jours chez l’auteur De la littérature dont il avait combattu les idées sans qu’elle devînt son ennemie. Le libéralisme politique et religieux de la calviniste fille des Necker ne pouvait faire bon ménage avec le catholicisme décoratif du gentilhomme breton. Mais M. de Chateaubriand n’avait pas besoin de Mme de Staël pour le ménage de l’esprit ni pour celui du cœur. A vrai dire, la foi de la baronne dans la « perfectibilité » de l’esprit humain valait l’apologie religieuse du vicomte, qui pensait illustrer le « génie du christianisme » par le tableau de l’erreur mortelle d’ « Atala » et de la mélancolie de « René ». Mais le nostalgique poète en prose avait besoin d’amour tendre ; une amie impérieuse et femme de lettres n’était point pour le séduire. Déjà Pauline de Beaumont, avec ses ardeurs de poitrinaire, l’avait rejoint à Rome pour mourir sous les yeux de son « enchanteur ». Déjà Delphine de Custine… De l’incertaine Sylphide qui hantait l’insomnie de l’adolescent de Combourg, jusqu’à la mystérieuse Occitanienne, en passant par Mme Récamier qui devint, vieillissante et demi aveugle, l’ange gardien du don Juan vieilli, - la théorie des amoureuses de Chateaubriand se déroule… A Coppet, il se trouvait accompagné de la plus sacrifiée : comme par miracle, il y vint avec… Mme de Chateaubriand. Elle n’était ni laide ni sotte ; observatrice ironique, elle écrivit des mots piquants sur Mme de Staël ; elle en a écrit sur son mari, qu’elle aima cependant avec une ferveur presque ingénue. Les yeux brillants sous sa chevelure que Girodet peignit comme fouettée par le vent de la fatalité ou par les orages du romantisme, l’enchanteur se taisait, dédaigneux ou timide, s’abandonnant parfois dans l’intimité à des mouvements de gaîté pétulante. « Je le crois encore plus sombre que sensible », écrivait Mme de Staël. Elle l’apprécia mieux dans ses dernières années… Cependant, elle écrivait Corinne.
Corinne, c’est Delphine encore, mais plus maîtresse de sa parole, plus mûre, plus simple peut-être mais un peu figée dans la roide convention du style Empire ; Delphine dépaysée, et qui, au lieu de vivre en France, de s’échapper en Suisse, vit à Rome, parcourt l’Italie, est forcée par la destinée de confronter ce pays avec la brumeuse Angleterre. Corinne est un roman italien avec un épisode anglais ; c’est un roman cosmopolite ; c’est un chapitre nouveau de cette comparaison des différents génies européens, qui, commencée dans le livre De la littérature, se développera dans l’Allemagne, s’achèvera dans les Dix années d’exil, ces mémoires si vivants, dans les Considérations, cette étude politique si judicieuse et documentée de la France et de l’Angleterre. Ayant passé toute une année en France – à quarante lieues de Paris ! – Mme de Staël y fit paraître Corinne, au printemps de 1807. Une lettre de Rosalie de Constant, qui lisait le premier exemplaire du roman reçu à Lausanne, nous donne l’impression toute fraîche des contemporains cultivés :
 
« Elle nous fait, on peut le dire, respirer l’Italie. Tout ce qu’elle peint l’est d’une manière si vive, avec tant de finesse et d’un côté si neuf, qu’il y a beaucoup d’illusion. D’ailleurs, c’est comme toujours une grande abondance d’idées ; trop souvent de la recherche et de l’obscurité. Les héros sont ce qui intéresse le moins ; l’homme est trop passif et la femme trop active ; c’est toujours elle qu’on retrouve dans Corinne, et on voit que ceux qui l’ont aimée n’ont jamais été si passionnés qu’il le lui aurait fallu. La nature est ce qu’elle peint le moins ; ce qu’elle en dit fait regretter qu’elle ne l’ait pas regardée plus souvent. Où elle est excellente, c’est dans la peinture des mœurs et du caractère italien. Jamais on n’a observé, deviné, avec plus d’esprit et de sagacité. »
 
Bientôt cette admiratrice de Corinne allait se brouiller avec la romancière. Rosaline de Constant assista, dans l’été de 1807, à une scène si violente que « la terrible et trop célèbre dame » fit à Benjamin, à des éruptions si forcenées d’imprécations et de reproches, qu’elle évita désormais de la rencontrer et fit même le vœu de ne plus lire ce qu’elle écrivait. Toute la famille de Constant prit parti dans cette tragi-comédie du dépit amoureux, qui, d’acte en acte, et de rupture en réconciliation, se prolongea des années et même bien après que Benjamin Constant se fût remarié avec Charlotte de Hardenberg. Tandis que Rosalie et ses tantes, oubliant la veulerie et les inconséquences de leur parent, maudissaient « l’homme-femme dont la main de fer » l’enchaînait depuis douze ans, tandis que Mme d’Arlens (fille de Constant d’Hermenches) soutenait au contraire Corinne contre Adolphe, un cousin de Benjamin, le chevalier de Langallerie, chef d’une chapelle piétiste, intervenait comme médiateur, offrait à la malheureuse égarée par la passion le refuge de l’amour divin. Intéressé le beau premier au résultat de cette cure pieuse, Benjamin Constant doutait de son succès. Cependant Mme de Staël put déclarer plus tard que « le Pape des piétistes » vaudois (pour parler comme Charles de Constant) avait remis le calme en son âme « dans un des moments les plus cruels de sa vie. »
Il est certain que le château de Coppet, toujours libéralement ouvert aux gens du monde, aux gens de lettres, reçut avec prédilection, surtout vers 1808, des chrétiens et des mystiques de toutes les observances et de toutes les directions. Bonstetten, malgré sa souplesse d’esprit et sa facilité de cœur, se sentait fort mal à l’aise au milieu de la ferveur catholique de Mathieu de Montmorency, du calvinisme de Guillaume Schlegel, du mysticisme extravagant d’un autre Allemand, Zacharias Werner. Mme de Krüdener, convertie, passait à Coppet, endoctrinait son hôtesse, lui parlait des « douleurs de l’homme qui lui sont plus chères que ses félicités », et de « cette main toute puissante qui lance une vie de misère dans un océan d’oubli » ! Mme de Staël admirait en elle « un avant-coureur d’une grande époque religieuse qui se prépare ». La châtelaine composait, dans cette atmosphère propice, son étude « De la disposition religieuse appelée mysticité ». Quand il lut ce chapitre de l’Allemagne, Bonstetten eut lieu de se rassurer. Mme de Staël traversa ces ardeurs célestes sans grand dommage pour sa raison claire et tempérée. Prêtresse de l’enthousiasme, victime des passions terrestres, elle découvrit dans la « mysticité une manière plus intime de sentir et de concevoir le christianisme », mais ne s’abandonna pas pour autant aux extases des vrais mystiques.
Le dévot Mathieu de Montmorency n’avait pas toujours eu à l’égard de Mme de Staël l’amitié pure et patiente qu’il nourrissait maintenant pour cette passionnée comme pour la frigide et séduisante Juliette Récamier. Jeune seigneur chevaleresque, libéral, il fut, avec MM. De Talleyrand et de Narbonne, un des trois hommes que Germaine de Staël, de son propre aveu, aima le mieux dans sa jeunesse. Cette affection était payée de retour. L’ambassadrice de Suède avait sauvé la vie de cet ami comme de plusieurs autres au moment des massacres de 1792. Elle lui donnait asile en Suisse pendant la Terreur, quand il apprit l’exécution ou l’incarcération de plusieurs de ses proches. Désespéré, M. de Montmorency abjura sa philosophie sceptique, se réfugia dans la foi de ses pères. On dit de lui désormais qu’il était « pieux comme il était blond ». Son sentiment pour Mme de Staël ne faiblit pas ; il s’épura. M. de Montmorency veilla sur elle, s’efforça, sans grand succès, d’écarter d’elle les passions, de la détourner des imprudences. Il s’allia avec Mme Necker – de Saussure pour garder leur amie, pour l’encourager dans ses déceptions et ses dépressions mélancoliques. Lorsque B. Constant, pour la conquérir, joua une nuit la tragi-comédie de l’empoisonnement, on vint avertir M. de Montmorency dans sa chambre. En robe de chambre de piqué blanc, il lisait les Confessions de saint Augustin. A l’ouïe de ce qui se passait, il sorti tout à coup de sa sérénité chrétienne et s’écria, avec un accent de vieille aristocratie : « Qu’on jette par la fenêtre cet homme, qui ne fait que troubler cette maison et qui la déshonore par un suicide ! »
A Coppet, le doux mais sagace Mathieu eut mainte occasion d’éprouver les vices et les vertus de Benjamin. Il put le rencontrer sur un autre terrain, lorsque, à la Restauration, M. de Montmorency devint duc, ministre des affaires étrangères, membre de l’Académie française. Ces devoirs et ces honneurs n’effacèrent pas dans la mémoire de Mathieu le souvenir de Mme de Staël. A l’anniversaire de la mort de sa grande amie, il notait : « Elle a écrit dans les Dix années d’exil, en parlant de moi : « Je ne lève jamais les yeux sans penser à mon ami », et j’ose croire aussi que dans ses prières il me « répond. »
D’autres familiers du château de Coppet étaient plus enfoncés dans la réalité bourgeoise que ce gentilhomme de grand style. Le Genevois Simonde de Sismondi avait presque trente ans quand il rencontra Mme de Staël vers 1802. Sa taille était courte, son teint foncé. Il s’occupait d’agronomie et d’économie politique. Il entreprit un long ouvrage sur les Républiques italiennes au moyen âge, dont Mme de Staël corrigea bien des pages, l’engageant à y mettre plus de vie, stimulant ses principes libéraux. En retour, cet homme sans éclat mais équilibré, dévoué, constant, fut de ceux qui l’aidèrent à manifester de la fermeté dans la conduite de sa vie et à serrer de près sa pensée un peu flottante. Avec son vieil ami Bonstetten, comme elle le dit, son « soutien dans toutes ces adversités ». Il lui  devait bien cet appui. Quand il vit se refermer le tombeau de son illustre amie, il put s’écrier : « C’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde, que j’ai vu s’éclairer là pour la première fois… Ma vie est douloureusement changée ; personne peut-être à qui je dusse plus qu’à elle. »
La châtelaine avait séjourné à Vienne, avec Sismondi, dans les premiers mois de 1808 ; elle était rentrée en parcourant de nouveau la Thuringie, les bords du Rhin. De Coppet, elle fit, l’été de la même année, une excursion en Suisse allemande, pour assister à la « fête des bergers » d’Interlaken. Elle la décrira longuement dans l’Allemagne. Tous les éléments de son germanisme, littéraire et philosophique, elle les réunit alors, les compose. Surtout, elle les domine. Sur les idées et les ouvrages, comme capricieuse.  Elle sait tenir compte d’autrui et accorder avec un sourire ce que chacun lui demande ; mais sa dignité souveraine et sa fantaisie la dispensent de s’attarder, d’approfondir, de poursuivre une étude spéciale. Douée d’une sensibilité intellectuelle fine et rapide, elle discerne l’apport de chacun, elle établit les liaisons, enveloppe son butin d’esprit dans un discours chaleureux et clair. Les Allemands, les Danois, les Italiens, les Anglais, qui séjournent à Coppet, apportent des présents et remportent un trésor ; la châtelaine les met à contribution, mais ils n’altèrent pas le génie du lieu.
 
La révolution vaudoise avait supprimé les droits féodaux, rachetés aux seigneurs à la suite de laborieuses négociations où la dame de Coppet intervint, pour sa baronnie, avec à propos et précision. Mais elle n’avait pas aboli d’un coup les traditions, les habitudes. Aux droits seigneuriaux correspondaient des devoirs. Si le devoir s’efface, la bonté y supplée… Mme de Staël demeura pour les petites gens de Coppet la bonne dame du château. La mère Dancet, une vieille lavandière, racontait, longtemps après, combien « Madame la baronne » était bonne pour les pauvres. Elle leur faisait réserver tout ce qui sortait de la table, aimait à causer avec ceux qu’elle rencontrait. « La vie de Coppet, était une vie de château. » Sainte-Beuve, écrivant cette phrase, pensait aux entretiens du salon, à l’échange fécond des pensées, peut-être aux rendez-vous discrets du parc, aux explications tumultueuses dans le silence des soirs d’été. Mais un grand train de maison fait vivre beaucoup de gens, surtout si la maison est le château d’une femme de cœur.
Les bourgeois de l’endroit, s’ils n’avaient pas affaire avec la châtelaine, la rencontraient au moins le dimanche à l’église, soit dans le temple de Coppet qui conserve des souvenirs des Necker et de leur fille, soit dans celui du village de Commugny, dont le bourg de Coppet est l’annexe ecclésiastique. Mme de Staël entraînait au prêche ceux de ses hôtes qui voulaient lui plaire ou suivre son exemple. Elle invitait le ministre de la paroisse « aux splendides festins qu’elle donnait », pour reprendre les termes d’un mémorialiste qui s’exagérait peut-être le faste du château. Il est certain que la châtelaine, quand elle n’était entourée que de ses hôtes familiers, quelques Genevois, Vaudois, Français, les faisait parfois danser chez elle avec les « belles de Coppet ». Sa vanité sociale, que Paris parfois lui reprochait, se tempérait de beaucoup de simplicité. Elle faisait peu de cas du luxe, du confort.
 
« On voulait un jour », raconte Mme Necker de Saussure dans sa Notice sur Madame de Staël, « lui faire honte de ce que sa chambre à Coppet n’était pas plafonnée, et de ce qu’on y voyait les poutres. « Voit-on les poutres ? dit-elle ; je n’y avais jamais pris garde. Permettez que cette année, où il y a tant de misérables, je ne me passe que les fantaisies dont je m’aperçois. »
« Le seul luxe auquel elle mît du prix, était la facilité de loger ses amis chez elle, et de donner à dîner aux personnes qu’elle avait envie de connaître. « J’ai pris un cuisinier qui court la poste, disait-elle, n’est-ce pas là exactement ce qu’il me faut pour donner à dîner au débotté dans toute l’Europe ? »
« Mme de Staël était singulièrement aimable et naïve, quand elle rendait compte de l’impression que produisait sur elle tout le matériel de la vie. Les petites ruses des subalternes, leur genre d’esprit, la finesse des paysans, l’amusaient à observer. Elle prenait un plaisir d’enfant à certains petits détails, et croyait s’être arrangé un cabinet superbe, lorsqu’elle y avait fait mettre un papier neuf.
« Sa manière de travailler était d’accord avec tout le reste, et elle n’a mis aucune pédanterie dans sa vocation d’auteur. »
 
L’étude et la composition littéraire étaient pour Mme de Staël, pour son âme agitée, comme un remède calmant et stimulant tout à la fois. Cependant, rapporte sa cousine, les amis qui venaient l’interrompre n’en étaient pas moins bien accueillis.
 
« Il n’y a pas d’exemple que dans le moment où elle écrivait avec le plus de feu et de rapidité, elle ait témoigné autre chose que du plaisir en voyant entrer ceux qu’elle aimait.
« Dès sa plus tendre enfance, elle avait contracté l’habitude de prendre en gaîté les interruptions. Comme M. Necker avait interdit à sa femme la composition, dans la crainte d’être gêné par l’idée de la déranger en entrant dans sa chambre, Mlle Necker, qui ne voulait pas s’attirer une telle défense, s’était accoutumée à écrire pour ainsi dire, à la volée ; en sorte que la voyant toujours debout, ou appuyée sur un angle de la cheminée, son père ne pouvait imaginer qu’il lui fît suspendre un travail sérieux. Elle a tellement respecté ce petit faible de M. Necker, que ce n’est que longtemps après l’avoir perdu, qu’elle a eu dans sa chambre le moindre établissement pour écrire. Enfin, lorsque Corinne eut fait un grand fracas dans les pays étrangers, elle me dit : « J’ai bien envie d’avoir une grande table, il me semble que j’en ai le droit à présent. »
 
Cette femme si simple se plaisait cependant à s’entourer d’hommes illustres et de femmes brillantes. Elle aimait la gloire d’autrui et ne redoutait pas la beauté… sur d’autres figures que la sienne. On connaît son amitié pour Mme Récamier. La belle Juliette, aux yeux de la postérité, est inséparable de l’éloquente Corinne, comme la beauté s’unit à l’esprit dans l’idéal féminin. Il n’est pas de récit populaire, de tableau, de film, qui ne les fasse valoir par la vertu du contraste, rapprochant la petite tête de Mme Récamier, couronnée de cheveux bouclés, des amples turbans de foulard ou de cachemire bariolés dont Mme de Staël, à la fin de sa vie, recouvrait sa chevelure sombre. Cette brillante antithèse frappe les imaginations ; et c’est accorder peut-être quelque chose à l’imagination que de montrer aux visiteurs de Coppet, à côté de la chambre de Mme de Staël, « la chambre de Mme Récamier ». Mais si la plus jolie femme du Consulat et de l’Empire ne tint pas compagnie à la dame de Coppet aussi constamment qu’on se plaît à le croire, elle n’en séjourna pas moins plusieurs mois auprès de Mme de Staël, à Ouchy, à Coppet, dans le tumultueux été de 1807 et fort avant dans l’automne ; elle fit encore au château un plus bref séjour en 1809 ; elle y revint en 1811, dans des circonstances dramatiques. Elle portait sur son front de virginale coquette le signe mystérieux qui suscite la légende. Cela suffit pour que la postérité cherche son ombre légère dans les salons et sur les pelouses où palpite et bruit encore l’ombre moins diaphane de la châtelaine.
C’est à Coppet, en 1807, que le cœur de la belle Juliette, rassasié des joies de la vanité, éprouva pour la première fois peut-être la force de l’amour. C’est dans la maison indulgente de Mme de Staël que le prince Auguste de Prusse s’éprit de Mme Récamier, et lui offrit de l’épouser.
Moins bien doué que son frère Louis-Ferdinand, dont Mme de Staël avait apprécié à Berlin la distinction d’esprit et qui avait été tué, en 1806, au premier combat entre Prussiens et Français, le prince Auguste, neveu du grand Frédéric, était un don Juan intrépide. Sa valeur ne l’avait pas empêché d’être blessé et pris par les soldats de Murat, peu après la mort de son frère. Emmené en France, le jeune prince, prisonnier sur parole, put accepter l’invitation de Mme de Staël à Coppet. Auguste de Prusse n’avait pas la tête bien solide. « C’est un étourneau que les malheurs de son pays n’ont pas rendu sérieux », écrivait Rosalie de Constant. Et Benjamin Constant nous le montre « gauche et bavard, les coudes en dehors et le nez en l’air ». Il est vrai que Benjamin avait quelque raison de se plaindre. Mme Récamier avait tourné cette tête princière. Tout le jour, S. A. Royale s’empressait autour de S. A. la Beauté. Il l’accompagnait en bateau, à cheval. Un jour que Benjamin chevauchait avec eux, le prince lui dit impérieusement : « Monsieur de Constant, si vous faisiez un petit temps de galop ! »
Mme Récamier avait le privilège de fixer les cœurs mobiles et d’inspirer les passions fidèles dont elle était peu capable. Avant le départ du prince, qui rentrait en Allemagne avec son officier d’ordonnance, le fameux tacticien Clausewitz, Juliette consentit à échanger avec lui des promesses de mariage écrites et solennelles… Le prince parti, l’enchanteresse se reprit lentement, renonça à demander le divorce au pauvre banquier Récamier. Mais Auguste de Prusse resta sous l’action du philtre de la magicienne. Il ne se maria jamais. En 1843, il voulut être enseveli avec l’anneau que Juliette lui avait donné à Coppet et sur lequel elle avait fait graver cette promesse fallacieuse : Je le reverrai…
Une autre femme qui eut une des plus mauvaise langues de son temps, Mme de Boigne, prétend que la vie de Coppet était oisive et décousue, que rien n’y était réglé, que personne dans ce château ne savait où se tenir, se réunir. « Toutes les chambres des uns et des autres étaient ouvertes. Là où la conversation prenait, on plantait ses tentes et on y restait des heures, des journées… » C’est rendre un hommage involontaire au libéralisme de la châtelaine. Mais la vie de château, malgré cette liberté, avait un rythme que la malveillante visiteuse n’a pas aperçu. On déjeunait à dix ou onze heures. Mme de Staël consacrait la matinée, avant et après ce premier repas, aux affaires de sa fortune, à son travail littéraire, qu’elle poursuivait jusqu’au dîner. Ce repas se prenait dans l’après-midi, vers quatre ou cinq heures. La conversation s’engageait à table et pouvait se prolonger fort avant dans la soirée. A onze heures, on soupait ; puis l’on se retirait, ou l’on causait encore.
« J’ai mal à la vie », s’écriait une fois la châtelaine, en proie à un accès de cette mélancolie qu’on a dénommée le mal de la capitale. Cette souffrance de l’exil, qu’elle portait en elle partout et qui devait plus tard lui rendre intolérable le séjour de Paris même, elle la combattait par le travail, par la distraction active. Ecouter, regarder, étaient des occupations trop passives pour son âme inquiète. Il lui fallait diriger la conversation, mener le jeu. Le théâtre de société fut son divertissement de prédilection.
Elle avait appris dans sa jeunesse la diction dramatique avec la Clairon. En 1803 déjà, elle jouait Phèdre à Coppet. Dans l’hiver de 1805 à 1806, nous la voyons donner à Genève une véritable saison théâtrale. Les tragédies de Voltaire firent les frais de la plupart de ces soirées de la place du Molard, et reparurent à Coppet. Mme de Staël incarne Mérope, Zaïre, Alzire, la Palmire de Mahomet. Le comte de Divonne joue avec perfection le rôle du vieux Lusignan. Une pièce comique accompagne habituellement la tragédie. On représente ainsi les Plaideurs. B. Constant remarque malicieusement que l’indispensable Schlegel, qui est comique dans la tragédie, n’est pas gai du tout dans la comédie ! Mme de Staël, naturellement, se met à écrire pour la scène. Elle réussira surtout de petites pièces, dont plusieurs, dans le genre gai, sont alertes et charmantes. Mais, en 1806, elle émeut les Genevois, en jouant avec sa fille cadette, cet écervelé d’Albert, sa touchante scène biblique d’Agar dans le désert. Phèdre termina brillamment cette saison de Genève et resta une des grandes attractions du répertoire de Coppet.
En 1807, une autre tragédie racinienne offre à Mme de Staël l’occasion de déployer son talent et même de dire publiquement en beaux vers à Benjamin Constant de ces vérités furieuses qu’elle lui adressait en particulier dans une prose non moins sonore. Montée en août, près de Lausanne, au Petit-Ouchy, Andromaque fut reprise bientôt après sur le théâtre de Coppet. Mme Récamier faisait la douce Andromaque. Mme de Staël avait pris pour elle la violence d’Hermione. Benjamin, en Pyrrhus, fut embarrassé de son personnage, ce qui fit dire à l’un des Genevois pressés dans la salle : Je ne sais si c’est le roi d’Epire, mais c’est bien le pire des rois ! »
Coppet, cette année 1807, attirait les femmes célèbres. La reine du pinceau, Mme Vigée-Lebrun, vint rejoindre la reine de la beauté et la reine de l’esprit. Elle fit de Mme de Staël ce portrait en Corinne qui est au musée de Genève et dont on admire à Coppet une bonne copie. Pendant son bref séjour (elle revint du reste l’année suivante et accompagna la châtelaine à la fête des bergers), Mme Lebrun vit jouer à Coppet la Sémiramis de Voltaire. Mme de Staël, nous dit-elle, eut de bons moments dans le rôle d’Azéma, tandis que Mme Récamier mourait de peur dans celui de Sémiramis et que M. de Sabran, l’avantageux et précieux Elzéar de Sabran, n’était pas trop rassuré dans le personnage d’Arsace.
On avait dressé la scène de Coppet dans la galerie du rez-de-chaussée, que le fils de la châtelaine transforma plus tard en bibliothèque. Un habitué du château, Pictet de Sergy, parle d’un théâtre complet et permanent. Il est certain que ces représentations n’avaient rien d’improvisé. Les décors, les accessoires, étaient faits de main d’ouvrier. Pour représenter les princesses de Racine et de Voltaire, Mme de Staël portait la pourpre, les voiles des héroïnes antiques, ou les costumes pittoresques des reines exotiques ; pour sa scène biblique d’Agar, elle se drapait d’une simple étoffe brune. Toute la troupe, naturellement, se costumait et se parait avec le même soin ou la même magnificence.
Cet appareil augmentait l’attrait des soirées dramatiques de Coppet. On y venait de Genève, des villes et châteaux vaudois, de Lausanne même. Obtenir une invitation était une faveur, désirée, sollicitée. Henri Monod, l’homme d’Etat vaudois, écrivait une belle lettre à la châtelaine pour être admis avec sa famille à une représentation en novembre 1807 : « Quand on eu le bonheur de vous connaître et de lire vos ouvrages il serait étonnant qu’on n’eût pas ardemment souhaité de voir s’exprimer par votre bouche les héroïnes de Racine et de Voltaire… » Il reçut trois billets. Les Monod entendirent ce soir-là Geneviève de Brabant, aimable drame légendaire de Mme de Staël. Une dame pleura d’un bout à l’autre. Un spectateur fut si ému qu’il se trouva incapable d’assister à la seconde pièce. Un gentilhomme du pays raconte ainsi cette mémorable soirée :
 
« Le monde énorme de Genève et des environs s’était rassemblé de si bonne heure qu’à trois heures et demie la salle, assez grande, était déjà remplie. À cinq heures la toile se leva et le spectacle commença par Geneviève de Brabant, pièce-drame de la composition de Mme de Staël, qu’elle joua avec ses trois enfants. Les trois actes furent entendus avec le plus vif intérêt et applaudis avec fureur. Le dernier cependant est trop long. Une imagination très brillante, des maximes sublimes et des phrases admirables, joint à l’intérêt de la pièce qui est bien conduite jusqu’à la fin, donnent à cet ouvrage le cachet de Mme de Staël. On joua ensuite une pièce de M. de Sabran, Français de beaucoup d’esprit, dans laquelle il peint le monde de Paris sous le titre des Deux fats ou le grand monde… Mme Récamier jouait et était belle, belle au possible ! Malgré tout ce qu’il y avait à voir et à entendre, on ne fut pas fâché de voir tomber la toile, surtout ceux qui étaient debout depuis trois heures et demie jusqu’à dix heures et demie, au nombre desquels j’étais. »
 
Peu de temps avant, on avait joué Phèdre. Un Neuchâtelois, François Gaudot, que la présence de Mme Récamier retenait auprès de Mme de Staël, nous renseigne minutieusement sur cette représentation. Il estime que Mme Récamier a trouvé dans la jeune Aricie un de ses meilleurs rôles : « c’est le triomphe de la nature sur l’art ». M. de Sabran, affecté, galant à l’excès, manque de force tragique sous les traits du rude chasseur Hippolyte. Auguste de Staël fait Théramène : il a l’air vieux à souhait, quoiqu’il n’ait que dix-sept ans. M. de Prangins jue Thésée en tyran ; il a un organe de basse-taille superbe, mais il est si grand que son front touche la voûte du palais et que, au milieu d’acteurs remarquablement petits, il semble le maître d’une troupe de marionnettes. Phèdre, c’est le meilleur rôle de Mme de Staël ; elle y a moments qui la mettent au niveau des meilleures actrices ; cependant elle marque trop la césure des vers ; surtout, dans les passages de passion, elle force la voix et fausse l’intonation… Après Phèdre on donne une petite pièce gaie. Frédéric de Chateauvieux (qui pour une autre représentation composera de charmants proverbes) et Mme Rilliet-Huber s’y montrent acteurs consommés. La châtelaine, remise des pâmoisons de « la fille de Minos et de Pasiphaé », reparaît en première coquette et enlève de nouveaux suffrages.
L’été de 1808, avec ses pieuses assises que nous avons rappelées plus haut, fut moins favorable aux essais dramatiques. On lut des pièces étrangères, commentées par la châtelaine. On joua un nouvel ouvrage de Mme de Staël, la Sunamite. Pour voir Elisée ressusciter la jeune Semida, fille de la veuve de Sunam, l’auteur réunit, à la fin d’octobre, le public des grands jours. Benjamin Constant admira la couleur locale que son amie avait su mettre dans ce drame hébraïque. Il jouait le prophète ; la fillette qu’il rappelait à la vie était Albertine de Staël… Il notait, le lendemain de cette représentation pleine de signification : « Il ne me passera, j’espère, comme mes autres attributs. »
L’été de 1809 revit à Coppet la belle Juliette, et Mathieu de Montmorency, l’ami discret et pieux des belles et des passionnées. Le mysticisme et le germanisme cependant ne craignirent pas d’affronter les grâces parisiennes et la pure raison française : Zacharias Werner reparut. Il termina auprès de celle que, dans sa trouble ferveur, il appelait sainte Aspasie ou Notre-Dame de Coppet, son drame de la fatalité, Le 24 février, qui allait devenir le modèle d’un nouveau genre romantique. Mme de Staël voulut essayer sur son théâtre cette pièce, qu’elle étudie longuement dans l’Allemagne. L’auteur, Schlegel et une demoiselle de Jenner jouèrent les trois rôles de cette action qui se déroule dans une famille de paysans des Alpes, isolée au milieu des neiges. Vingt personnes seulement assistèrent à cette expérience dramatique étrangère, à cette vivante séance de littérature comparée. On voit que les soirées de Coppet n’étaient pas divertissement pur, qu’elles servaient au progrès du théâtre et des études littéraires. Auparavant déjà, à la fin d’une première saison, Mme de Staël disait de ses essais dramatiques : J’en aurai recueilli le genre d’idées que je voulais avoir sur cet art. »
Werner, ce fou de génie, était un pur Germain. Au Neuchâtelois Gaudot, qui avait vécu à Berlin, la châtelaine écrivait : « Vous êtes un esprit sur les frontières des deux pays, et votre jugement me servira pour deux nations. » La comparaison de ces deux nations, leur rapprochement par un arbitrage spirituel, c’était la grande pensée de Mme de Staël, au moment où elle écrivait l’Allemagne. C’était une grande pensée. Mais il ne suffit pas de penser. Pour récolter une bienfaisante moisson, il ne suffit pas de se jeter une bonne semence dans une terre qui n’est pas préparée.
Gaudot, cultivé, homme de goût, était trop dilettante, épicurien, pour se plaire aux spéculations de la philosophie littéraire et politique. L faisait la cour à Mme Récamier, et notait sur ses tablettes : « On imaginerait difficilement la quantité et la finesse de petites tracasseries, qui ont été produites par cette longue vie de château. J’ai eu pour les apprendre un canal qui m’a mis à portée d’en saisir l’ensemble. C’est un fort joli tableau pour ma galerie… »
À suivre…
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