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11 novembre 2007 7 11 /11 /novembre /2007 15:28
Samedi 22 mars 1975
Mes cris incessants et incontrôlables furent interrompus deux fois. Une première fois lorsque le doigt montra le signal du petit-déjeuner ; j’avais encore assez de force pour m’interdire de hurler devant les flics ; entre mes larmes, je vis la pièce enfumée et la porte de la cellule ouverte, complètement carbonisée. Même la paroi claire en dessus de la porte était noircie par la fumée. Je m’interrompis une deuxième fois lorsqu’on m’emmena chez le procureur à travers le labyrinthe des couloirs, puis en ascenseur, au cinquième étage. Je me traînais le long de ce chemin, et en arrivant, je fus saisie d’un accès d’éternuement. Le procureur se présenta, un type ultra bien mis, chétif mais avec une assurance presque paternaliste et était d’une amabilité correcte. Un de ses collaborateurs était également présent, Monsieur Richards, celui qui était venu me chercher dans la cellule.
Le procureur me notifia ma détention. Il me fit un petit discours qui devait être une routine pour lui car il n’élevait jamais la voix. Je n’en saisis que des bribes, il parla presque sept minutes ; de tout cela je ne retins que le fait d’être accusée de transport d’armes, ce qui relève ici de délits en matière d’explosifs. Je n’avais aucune chance d’être libérée provisoirement à cause des risques de collusion et de fuite. Un avocat pourrait être engagé mais n’aurait aucun accès au dossier et je ne pourrais faire appel à un avocat étranger que si ce « Monsieur » était admis aux tribunaux d’ici. Ensuite il me demanda de prendre position au sujet de l’accusation. Je dis que je rejetais l’accusation et refusais toute déclaration. Dans la même phrase j’ajoutais : « j’ai à déclarer que cette nuit une femme s’était brûlée vive dans la cellule numéro trois ». Là-dessus Monsieur Richards intervint : « Ce n’est pas vrai ce qu’elle dit, personne ne s’est brûlé ici ».
 
C’en était trop pour moi : je recommençai à hurler, mais de rage cette fois. Le juge dit : « Oui, oui, c’est compréhensible que cette femme soit un peu déboussolée ici. Si vous avez quelque chose à déclarer vous n’avez qu’à appeler Monsieur. C’est ainsi que se termina la conversation. En retournant à ma cellule, Monsieur Richards me dit : « Savez-vous, ce qui s’est passé avec cette femme ; hier après-midi elle s’est particulièrement bien comportée pendant son interrogatoire, elle a bien collaboré avec nous. Comme récompense elle a pu prendre des cigarettes et des allumettes dans sa cellule. C’est comme ça qu’elle s’est brûlée ; mais il ne lui est presque rien arrivé ». De retour dans ma cellule, un doute : peut-être que toute l’affaire a été montée intentionnellement, du théâtre pour me faire faiblir, moi ou d’autres ? Dans ce cas, Richards ne serait pas un menteur : « Déposition signifie récompense ». C’était gros mais bien visé.
Moi j’entendais toujours les cris – qui provenaient de la peur – et tout était encore enfumé. De toute façon j’étais encore sous l’effet du choc qui, bien qu’il se dissipât, me décourageait ; je me sentais anéantie. Cela ressemblait à une grave dépression. Je n’avais plus physiquement la force de parcourir ma cellule. J’étais terriblement fatiguée, j’avais froid, et j’avais pris une sale grippe. Je n’arrivais plus à retrouver ma cohérence psychique et physique : les impressions proprement extérieures, le froid, la lumière continuellement éblouissante, la brutalité de la situation n’était ni abordées, ni contrôlées par ma conscience, la dépression avait pris le dessus.
 
Je pris les couvertures et l’oreiller du lit et les posai devant ma colonne chauffante sur le sol. Je m’accroupis, accablée, sans vraiment me laisser aller. Je ne cherchais pas du tout à retenir mes larmes, je n’avais plus rien à me dire. L’angoisse me dominait. Je fixais un coin de paroi, la couleur jaune sale prenait la forme de petits visages et de rictus se transformant sans liens ni sens. Les plaques de rouille qui se détachaient de la porte de métal devenaient des apparitions. Partout où je regardais, cela s’animait : des choses se recroquevillaient, se défaisaient, revenaient à nouveau, les mêmes, ou d’autres.
 
Je commençai à avoir peur, je fixai les détails de façon plus exacte – je savais pourtant que ce n’étaient que des combinaisons de couleur – mais les figures ne disparaissaient pas, ce n’était pas de la couleur mais des êtres vivants qui avaient leur existence propre. Ils grouillaient tout autour de moi, puis se tenaient tranquilles ; ensuite ils disparaissaient les uns dans les autres et réapparaissaient à nouveau l’un après l’autre. L’angoisse augmenta – je ne voulais plus voir – je fermai les yeux – mais ça scintillait malgré tout devant moi – même avec les yeux fermés, je voyais les figures et les grimaces passagère. Bien qu’ayant peur d’elles ou peur de moi-même, malgré mon désir de les chasser, je les fixais pourtant et je contrôlais sans cesse si elles étaient encore là, si elles étaient réalité. Cela dura des heures, me torturant, me ligotant.
 
J’étais dans un état proche du sommeil, avec un minimum de conscience pour pouvoir entendre les pas au dehors : car c’était sûrement interdit de s’asseoir sur les couvertures sur le sol. Je combattais aussi l’assoupissement. J’étais en proie à l’apathie, et ces états revinrent les jours suivants, mais jamais aussi forts que lors de ce troisième jour de mon expérience de la taule. Je souhaitais l’arrivée du soir pour pouvoir me coucher sur mon lit et l’heure où la lumière s’éteindrait. Mais ma notion du temps était très confuse et ma volonté très faible. Je regardais à nouveau devant moi sur le sol – cette fois il n’y avait plus de figures mais je lis une grande phrase : « Faites de la gymnastique, chantez des chansons révolutionnaires » - c’était écrit exactement devant moi. C’était réellement là – et ce fut pour moi une sorte de salut, c’est-à-dire cela mit un peu d’ordre dans mon équilibre personnel et me donna l’occasion de penser à d’autres prisonniers.
 
Devant mes yeux émergeait une foule de gens. Je vis Ognibene dans la salle du tribunal avec les poings liés mais levés. Il riait. Je vis Marini – poings liés et levés, sérieux. Je vis Pulido Valente, après dix ans de taule, les poings levés, dans une manif sur les routes de Lisbonne. Je vis les camarades d’Iran, de Palestine. Je pensai aux prisons pleines de la RFA. J’entendis Samora Machel : « Envoyez-nous des radios, boycottez les valets de l’impérialisme ». Je vis les dernières images des combattants Vietcong, les champs devenus désertiques, les femmes avec leurs enfants sur le dos. Je retrouvai de nouveau les mots des camarades espagnols tous condamnés à la prison à vie : « ne venez pas nous chercher, continuez dehors, c’est seulement comme ça que nous en finirons avec la torture, les prisons, les morts ». Et enfin je parvins un peu à me dominer, mais pas au point de réussir à critiquer mon pitoyable comportement.
 
Et tout de même je me levai et me mis à superposer couvertures, oreiller, draps et en dernier ma veste, tout cela sous la fenêtre. De là, sur la pointe des pieds, je pouvais apercevoir un peu du « dehors ». Je vis un bout de la cour de la caserne, les voitures des flics, le mur opposé des bâtiments. Ce n’était pas une vue édifiante, mon intérêt se dissipa rapidement. Je désirais de façon urgente un grattoir. C’est alors que je découvris les vis du miroir de métal. Comment parvenir à retirer une vis ? Tout d’abord j’essayais bêtement avec l’ongle, puis avec une languette en cuir de mes chaussures, mais c’était trop mou, puis j’ai pensé à la fermeture de mon soutien-gorge, alors j’ai réussi à tirer la vis. Cela représentait un minuscule progrès. J’étais très content et heureuse ; j’utilisais cette arme à écrire le jour même et le jour suivant. Je remarquai alors combien il est difficile de graver et combien cela fait mal à la main. Je consacrai de nombreuses heures à un ineffaçable « morte ai fascisti ».
Je désirais instamment quelque chose à lire. Je pensais à l’autre femme – qui sait comment elle se sent, comment elle tue le temps. Pour combattre ma tristesse, je pensais avant tout aux gens pour qui cela allait plus mal encore que pour moi. Je n’osais pas penser aux personnes qui m’étaient les plus proches, aux bons moments, etc. L’idée de les « consommer » en pensée m’angoissait, et je savais que j’aurais encore beaucoup de temps plus tard pour le faire. D’ailleurs, je me comporte aujourd’hui encore de cette façon).
à suivre...
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