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7 février 2009 6 07 /02 /février /2009 13:34

Que de changements à cause du rush sur l’or… et trais de caractère du capitaine Sutter.

 

J’ai dit que nous étions arrivés le 27 octobre à onze heures du matin. A midi le canot du capitaine nous conduisit à terre. Il fallait avant tout s’occuper de l’entrée du navire en douane et en notre qualité de subrécargues* ce soin nous concernait spécialement mon ami Tissot et moi. Nous ne savions à nous deux que quelques centaines de mots d’anglais, appris pendant la traversée dans un manuel de phraséologie anglaise-française, mais fort heureusement nous avions sous la main notre Allemand Monsieur Kasten qui parlait assez couramment l’anglo-saxon. L’un portant les papiers du navire, l’autre une sacoche de cuir remplie d’onces espagnoles, nous nous dirigeâmes vers Portsmouth square au fond duquel s’élevait une grande bâtisse. Le pavillon américain, flottant sur son toit ne nous laissa aucun doute, c’était bien là notre but. Après les formalités d’usage, le directeur de la douane nous fit lever la main pour jurer sur une Bible attachée par une chaînette à son pupitre que tout ce que nous venions de déclarer était conforme à la vérité, puis il nous remit contre une pile d’onces, qui faillit mettre à sec notre sacoche, une feuille de papier, grâce à laquelle la Resolutie était autorisé à stationner ad vitam aeternam dans le port de San Francisco.

   Ceci obtenu, il fallait se loger et se nourrir. Certes il ne manquait pas d’hôtels, seulement la plupart de leurs propriétaires s’étaient bornés à enfoncer quatre pieux en terre, à les entourer d’une toile et à couronner tout cela d’une enseigne plus pompeuse que rassurante. Cependant Kasten ne tarda pas à découvrir un gîte plus confortable chez un de ses compatriotes, qui, moyennant vingt dollars par semaine consentit à nous louer dans son grenier une mansarde sans chaises ni lit ni table. Le soir nous y installâmes nos trois matelas et nos malles. Tout près de l’hôtel un restaurateur chinois nous inscrivit avec son pinceau sur la liste des habitués de sa table d’hôte, dont le menu se composait invariablement d’une soupe aux lentilles, d’un roastbeef, de pommes de terre et d’une tasse de thé. Il est vrai que la note ne s’élevait qu’à deux dollars par repas. Nous y trouvâmes deux autres subrécargues de Rio de Janeiro, arrivés quinze jours avant nous. Ces Messieurs étaient à la veille d’acheter un terrain pour la somme de douze mille dollars et nous proposèrent d’en acquérir la moitié et d’y construire en compte à demi des magasins assez vastes pour contenir une bonne partie des deux cargaisons. Nous avions les planches, il ne nous manquait que l’emplacement. La proposition nous plut et le lendemain matin nous allâmes ensemble inspecter le terrain en question. Le soir, nous étions copropriétaires de trois mille six cents pieds carrés de sable, sis dans Spring street et représentant une valeur de soixante mille francs payables en trois et six mois.

   On peut par cet exemple, se faire une idée de ce que valait dix-huit mois après la découverte de l’or, cette plage naguère déserte. La spéculation qui s’empare de tout avait jeté sa griffe sur les terrains et les prix, qui nous paraissaient déjà effrayants, allaient crescendo de jour en jour. Deux semaines après notre acquisition un Espagnol achetait dans notre voisinage cinquante pieds de façade sur cent de profondeur pour la somme de 110'000 francs payable en deux ans. Huit jours plus tard, il les louait 75'000 francs pour dix-huit mois, avec la condition que les constructions faites dessus par son locataire, lui appartiendraient à cette époque. Un terrain concédé presque gratuitement par le gouvernement quelques mois avant notre arrivée, valait au commencement de 1850 140'000 francs le carré de cent pieds. Sur Portsmouth-square une maison de jeu en bois à quatre étages, le trop fameux Eldorado, avait coûté cinq millions à bâtir. Elle rapportait de location 625'000 francs par mois ! Cela se comprendra quand on saura que trois mois avant mon arrivée les mille pieds de planches valaient 3'000 francs, que la journée d’un terrassier se payait 50 francs celle d’un maçon 80 francs et celle d’un charpentier 100 francs.

   La proportion était d’ailleurs gardée des petits aux grandes choses. Le pain variait de 2 à 3 francs la livre, il avait valu un dollar. Le bœuf se payait 4 francs la livre. Les oignons 2 francs pièce. Il y avait une histoire de deux fromages de Gruyère à San Francisco. Comme c’étaient les seuls fromages de Gruyère qui y eussent jamais abordé, ils constituaient une aristocratie et ne se vendaient pas au-dessous de 13 francs la livre ! La pomme de terre se vendait 60 francs le sac et parmi les légumes, seule la fève chilienne était si abondante que non seulement elle se vendait à vil prix, mais que des monceaux de sacs en pavaient les rues.

   J’ai dit un mot des salaires des ouvriers indispensables aux constructions, mais ce qui étonnait davantage c’était de voir un mauvais violoniste gagner 150 francs par soirée et un pianiste plus que médiocre refuser le double pour écorcher les oreilles des auditeurs de six heures à minuit. Il est vrai que la musique avait élu domicile dans les maisons de jeu et que hors de là le grand Paganini lui-même serait mort de faim.

   Et puisque nous parlons de prix, voulez-vous savoir ce que valaient en 1849 les vêtements les plus ordinaires ? Un paletot en laine coûtait de 2 à 300 francs, un chapeau en feutre à large bords 60 francs une chemise de flanelle rouge 70 francs, une paire de bottes de marin, montant au-dessus du genou de 200 à 250 francs. Cet accessoire était alors de première nécessité pour marcher dans les rues de la basse ville quand il pleuvait, et j’en achetai une paire usagée à un de nos matelots de la Resolutie qui me la céda par faveur pour 180 francs.

   Un petit magasin de vingt pieds sur quarante se louait 3'000 francs par mois. Une chambre de huit pieds carrés 500 francs payés d’avance, bien entendu. Il y avait à San Francisco grand nombre de médecins pour la plupart charlatans éhontés. Trois ou quatre, parmi lesquels un Français, avaient la vogue et se faisaient payer chaque visite une once d’or. Un simple conseil d’avocat était taxé 200 francs. Un procès engloutissait une fortune. Le dentiste arrachait une molaire pour son pesant d’or et n’y avait pas jusqu’au cireur de bottes qui s’était tarifié à raison de 2 francs la paire. Au reste, pour pouvoir vivre, il fallait gagner en proportion et c’est bien pour la Californie qu’a été fait le proverbe : « Il n’y a pas de sot métier ! » J’ai vu des médecins balayeurs de rues, des avocats sans cause laveurs de vaisselle. D’anciens banquiers garçons de café et des fils de famille s’offrir comme portefaix sur le port ; on se reconnaît, on se serre la main et on rit – quelquefois on fait la grimace. Chacun depuis le premier jusqu’au dernier devient philosophe dans ce pays de métamorphoses. Les fortunes se font et se défont avec une extraordinaire rapidité et tel qui prêtait hier mille piastres à son ami, lui demandera demain un demi-dollar pour payer sa ration de pain.

   Je viens de dire que la philosophie était bonne à cultiver en Californie et j’eus bien vite l’occasion d’en faire une provision : A peine débarqués, les tribulations tombèrent sur nous drues comme grêle. Le surlendemain de notre installation dans l’hôtel garni, je vis arriver tout l’équipage de la Resolutie. D’un commun accord, nos braves matelots venaient de déserter et le porte-parole de la troupe nous demandait de l’emploi. Comme il nous fallait des bras pour déblayer notre terrain et construire notre maison, nous fîmes choix du charpentier et du maître voilier, deux robustes Hollandais qui consentirent à nous prêter leurs forces et leur intelligence à raison de 50 francs par jour. Le novice et un matelot hambourgeois leur furent adjoints en qualité d’aides à raison de 30 francs par jour et ce quatuor fut aussitôt installé à l’abri d’une tente sur notre terrain.

…Nous avions quitté notre hôtellerie allemande et en attendant que notre maison pût nous recevoir, nous avions loué au pied de la colline du Télégraphe une petite chambre de douze pieds carrés à raison de 600 francs par mois qui nous servait à la fois de comptoir et de dortoir.

   Un soir, j’appris que le capitaine Sutter était en ville, venant de Monterey où il avait fait partie de l’assemblée constituante. Je me rendis auprès de lui muni de mes lettres de recommandation. Il me reçut en compatriote, c’est-à-dire en ami et me promit sa protection et sa visite pour le lendemain. Je le quittai enchanté de son affabilité et heureux d’avoir pour protecteur l’homme le plus célèbre sinon le plus influent de la Californie. Hélas ! par la suite, j’ai souvent eu à regretter d’avoir fait sa connaissance ! Le cœur de cet homme était excellent, trop bon sans doute, car il se laissait exploiter par le premier venu. Très accessible à la flatterie, celui qui savait adroitement chatouiller sa vanité était sûr d’un bon accueil. Les promesses ne lui coûtaient rien, elles étaient sincères, mais en promettant, jamais le capitaine Sutter ne se demandait s’il pourrait les tenir. Il adorait la foule. La détestable habitude américaine de boire à chaque pas des spiritueux s’était emparée de lui. Souvent il lui arrivait de laisser quelque peu de son sang-froid au fond de son verre et les Yankees en profitaient pour lui faire signer des concessions de terres, des ventes de bestiaux, en un mot pour le détrousser. Aussitôt que le Capitaine paraissait dans les rues de San Francisco, il était entouré de figures souriantes, il ne pouvait faire un pas sans être arrêté par des connaissances, des solliciteurs ou des marchands. Il était fêté comme un prince et chacun briguait l’honneur de lui être présenté.

   Le lendemain de ma visite, le capitaine Sutter vint nous voir dans notre chambrette. Pour le recevoir dignement, nous avions préparé un lunch composé de jambon de Westphalie et de champagne Heidsick, dont un Allemand désireux de voir notre hôte, nous avait fait cadeau. Nos malles alignées nous servaient de table et nos matelas roulés de sièges. Monsieur Sutter nous consacra une bonne partie de sa journée. On causa de la Suisse, il nous raconta comment il était venu dans ce pays et par quel hasard l’or avait été découvert, enfin il nous confia ses espérances de devenir gouverneur de la Californie. Le vote populaire devait avoir lieu en janvier et la campagne électorale allait s’ouvrir incessamment entre lui et deux ou trois autres candidats. Sutter voulait se faire porter par la ville et la vallée de Sacramento et devait se rendre à son poste. Il me fit promettre de le rejoindre le plus tôt que je pourrais et lorsqu’il nous quitta, nous étions, grâce un peu aux bouteilles de champagne, liés comme de vieux amis.

 

 

*haaaa…faites comme moi, ouvrez vos dictionnaires J

Les aventures d'un jeune Suisse en Californie.
gtell

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