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15 avril 2008 2 15 /04 /avril /2008 10:41

Coire épiscopal et bourgeois

Il est une catégorie de monuments qui ne peuvent rester inconnus du grand public, parce qu’ils sont trop gros ou parce que leur présence a quelque chose d’évident, et qui n’en sont pas moins négligés. Dans cette page où il sera question d’une ville dont le nom est familier à chacun, nous passons de la SUISSE INCONNUE à la SUISSE MECONNUE : Coire méconnu, Coire, l’antique capitale de la Rhétie, l’escale des innombrables voyageurs en route vers les hautes vallées. Avez-vous remarqué qu’il y a deux Coire, héritières d’une double tradition ? Le Coire d’en bas, tout d’abord, petite cité dont la vie, concentrée sur un espace exigu, endiguée par les remparts, pressée en quelques artères courtes et étroites, prend une apparence d’intensité ; où les maisons bien nées avancent au-dessus de la rue leur « Erker », véritable poste de vigie, et possèdent leur grille de fer forgé ou leur portail sculpté ; où l’on déguste dans quelque taverne voûtée et peinte à la chaux un vieux vin de la Valteline (la perte de leur conquête transalpine n’ayant modifié nu leurs goûts ni leurs habitudes séculaires, les Grisons sont restés fidèles à leur prestigieux « Veltliner »), tandis qu’une serveuse infailliblement brune vous coupe votre « Salsiz » en lamelles d’une rigoureuse égalité ; puis, le Coire d’en haut, le château de l’évêque (édifié au moyen âge, vraisemblablement sur des fondations romaines, agrandi et aménagé aux XVIIe et XVIIIe siècle, alors princes d’Empire), l’église de l’évêque, les vignes de l’évêque.

 

La cathédrale, monument bizarre

Dans l’ensemble des splendeurs épiscopales, la cathédrale, sobre extérieurement, grise parmi les bâtiments clairs de la place, collée à un groupe de maisons, fait figure de personnage timide ; on reste stupéfait en voyant cette haute masse de pierre accoucher d’un clocher de village (il faut dire que le couronnement actuel de la tour a remplacé, après un incendie survenu au début du siècle passé, (XIXe) une flèche octogonale).

 

Voilà comment se camoufle une merveille d’art, une création isolée dont on chercherait vainement un pendant en Italie, en France ou en Allemagne.

 

S’il manque à la cathédrale de Coire l’élégance des grands sanctuaires gothiques, il y a d’autre part dans son style, fidèle au roman dans ses formules essentielles, un dynamisme qui trahit un esprit nouveau. Elle se distingue de toutes les autres églises médiévales de Suisse par la vigueur de ses formes, sa conception originale et une foule de détails bizarres (les arcs de ses bas côtés, par exemple, sont en fer à cheval, forme empruntée à l’art musulman). Notons enfin qu’elle exprime bien le caractère si particulier de l’Helvétie d’alors, placée au carrefour de plusieurs courants artistiques. Comme St-Nicolas à Fribourg, où l’on reconnaîtra l’influence simultanée de la Souabe et de la Bourgogne, la cathédrale de St-Lucius à Coire est le point de rencontre de deux courants, l’un venu du Haut-Rhin, l’autre de France ; de plus, elle est marquée d’un cachet piémontais : des artisans venus du versant méridional des Alpes ont exécuté une bonne partie de la construction ; on reconnaît à chaque pas les effets de leur sereine insouciance.

Les fouilles entreprises lors de la restauration jettent quelque lumière sur les origines de la cathédrale. On sait maintenant qu’une église s’élevait là dès le Ve siècle. Il nous est permis de supposer que plus tard, au VIIIe siècle, un certain Tello, à la fois évêque et « praeses », administrateur de Rhétie, fit élever une église dont il nous reste quelques fragments. Quatre siècles plus tard fut édifié le chœur du sanctuaire actuel, une construction qui se différencie du groupe des églises contemporaines (XIIe) de Zurich, Constance, Schaffhouse, par une particularité lombarde : l’alternance de pierres claires et foncées, dans la petite crypte du fond.

Nous ignorons quel fut le maître d’œuvre hors ligne qui donna au monument sa forme définitive. Il est commode de supposer, jusqu’à preuve du contraire, que cet ensemble si homogène a été conçu et exécuté par un seul homme. N’a-t-on pas l’impression que l’architecture se plie à une pensée originale ? que les masses ont été clairement ordonnée en vue d’un effet de puissance ? Ce but justifie tous les moyens : le maître n’hésite pas à donner aux piliers une épaisseur extravagante, à gonfler chacune des travées, créant ainsi comme une série de coupoles ; il désaxe hardiment le sommet de la voûte des bas côtés, pour esquisser un élan vers la nef. Il subordonne strictement la décoration à l’architecture ; la sculpture des chapiteaux est probablement confiée à des artistes lombards, et en particulier à celui que l’on a appelé le « maître du chapiteau de Daniel », et dont on croit pouvoir suivre l’activité en Italie, et jusqu’à Toulouse ; parmi les remarquables sculptures de sa main qui ornent le chœur, les plus intéressantes sont peut-être celles de l’entrée du chœur, côté sud (à droite en regardant l’autel), c’est là que figure, outre l’illustre Daniel encadré de lions affectueux, l’évêque Reinherr qui dirigea les travaux de son église pendant les années décisives 1200–1208. Enfin, une deuxième crypte fut ajoutée à l’ancienne, et recouverte d’une voûte dont l’arc est si tendu qu’il fallut des murs cyclopéens pour en neutraliser la pression latérale.

 

Coire à l’école de la Provence

Or, il faut aller jusque dans le Midi de la France pour trouver des exemples de cette disposition de crypte. D’autre part, les quatre statues actuellement dressées devant la crypte – on n’a pas su où les placer, parce qu’on ne sait pas d’où elles viennent ; peut-être d’un portique disparu – ressemblent singulièrement aux apôtres du portail de St-Trophime à Arles ; leurs facture est plus rude que celle des apôtres d’Arles, mais la parenté est flagrante. De plus, la façade ultra-simple de l’église de Coire (un portail unique surmonté d’une haute fenêtre), ainsi que certains chapiteaux font penser à des modèles français. Un spécialiste, M. Schmucki, va jusqu’à dire que l’influence provençale l’emporte sur celle de l’Italie. Voilà une idée qui déconcerte au premier abord ; pour se convaincre qu’elle est moins hardie qu’elle n’en a l’air, ne suffit-il pas de songer que l’Italie elle-même subit alors le rayonnement de la Provence ? N’est-ce pas l’époque où l’art du Midi de la France et sa poésie brillent d’un éclat incomparable ? Les chansons des troubadours ont envahi la France, elles l’ont débordée, franchissant la Manche, le Rhin, les Alpes. On ne doit pas s’étonner outre mesure de voir le maître d’œuvre de Coire chercher dans la radieuse Provence des modèles pour sa cathédrale, et y trouver ses idées les plus fécondes. Mais ne donnons pas au nom de Provence un sens étroitement géographique, entendons une partie de ce vaste domaine de la langue d’Oc, où régnaient des Guillaume de Poitiers, des comtes de Toulouse et des ducs d’Aquitaine.

 

Le XIIIe siècle

C’est en 1265 seulement que la cathédrale de Coire fut achevée et consacrée à la Vierge et au mystérieux saint Lucius, roi de Bretagne. À cette date, la pensée religieuse et l’art ont atteint tous deux un sommet. Saint Thomas d’Aquin venait de réunir en une majestueuse synthèse la révélation chrétienne et la philosophie des anciens, mettant ainsi fin au désarroi causé par la découverte d’œuvres d’Aristote qu’on avait perdus (mais que les Arabes avaient conservées). Un art nouveau s’épanouissait en Ile-de-France qui parviendra très vite à sa perfection : l’art qu’on a appelé « gothique ». A la sérénité de la pensée répond l’équilibre suprême de l’art religieux.

 

Rappelons brièvement le principe de mécanique qui est à la base du style gothique. L’art roman dans ses dernières époques (la cathédrale de Coire en est un exemple) a connu non seulement l’arc brisé, mais encore l’ogive – « arc de renfort qu’on bande diagonalement entre deux piles extrêmes afin de soulager la voûte ; deux arcs qui se coupent constituent une croisée d’ogives ». C’est ainsi que fut résolu à Coire le problème de la voûte. Mais voici une solution nouvelle : faites de la croisée non un support, mais une armature préexistant à la voûte ; la dangereuse poussée latérale, au lieu de se répartir tout le long des murs de l’église, se concentrera aux quatre points de la retombée des arcs ; vous pouvez ajouter impunément les murs, car vous neutralisez la poussée au moyen d’arcs-boutants. Tel est le principe de la construction gothique, principe révolutionnaire qui se répand bientôt en Europe, mais sans toucher Coire. Sur le Plateau suisse, les grands édifices religieux commencés dans le style roman sont encore en pleine construction à l’époque où triomphe le gothique ; aussi voyons-nous leur style évoluer sans heurts ; leurs architectes ne tardent pas à se convertir aux principes nouveaux. Cette transition de style eût frappé un voyageur de l’an 1265 ; il l’eût constatée à Bâle, dont la cathédrale de grès rouge avait déjà l’aspect qu’elle devait garder jusqu’au tremblement de terre de 1356 ; à Genève, où le chœur et le transept de St-Pierre devaient être terminés ; à Neuchâtel, où l’on achevait sans hâte la Collégiale ; à Lausanne, dont la cathédrale Notre-Dame allait être consacrée dix ans plus tard par le pape Grégoire X en présence de Rodolphe de Habsbourg. Les grandes églises purement gothiques de Fribourg et de Berne étaient loin d’être commencées en cette année 1265. Année lointaine, si l’on veut, mais que bien des fils rattachent déjà aux temps modernes. En 1265, le Florentin Giovanni Cimabue, le précurseur et le maître de Giotto, est âgé de 25 ans. C’est l’année de naissance de Dante, cet autre Florentin ; c’est la troisième année du voyage de Marco Polo vers la Chine… L’ère de la Renaissance italienne et des grandes découvertes géographiques n’est pas loin ; tandis qu’à Coire, on inaugure une cathédrale romane !

 

Symphonie sur un air montagnard

Allons-nous, après ce tour d’horizon, nous apitoyer sur cette église arriérée ?  Bien au contraire ! Quel autre style que le roman eût mieux exprimé le caractère du rude pays sur lequel s’étend le diocèse de Coire ? On peut à la rigueur trouver quelques traits communs entre les pays du Midi et la Rhétie : l’aridité, la belle couleur chaude de la pierre, le goût des habitants pour une architecture sobre ; de quoi faciliter l’acclimatation d’un art méridional à Coire. Mais on ne saurait comparer l’Ile-de-France, la Beauce, la Somme, la Champagne, où sont nés les plus prodigieux monuments gothiques, à la vallée supérieure du Rhin.

La cathédrale de St-Lucius n’est pas indigne du grand siècle religieux ; elle est simplement une « symphonie sur un air montagnard ». Par ses irrégularités, ses inexactitudes, elle participe du charme des œuvres d’art rustique. Ses bizarreries sont visibles même sur un plan : pour une raison probablement d’ordre mystique (et non à cause du terrain), l’axe de construction change deux fois de direction, de sorte qu’on a l’impression d’une église qui « tourne ».

Et pourtant, dans cette symphonie, pas une fausse note n’apparaît. La nef a gardé, en somme, son aspect du XIIIe siècle. Les œuvres d’art des six siècles suivants ont été choisies et placées avec un goût si sûr, les transformations ont été si discrètes, et la restauration exécutée de façon si magistrale, que l’on est tenté de croire que la cathédrale de 1940 est plus belle que ne l’était celle de 1265.

 



Suisse inconnue, propositions de voyage, édité par le TCS, 1941

 

Pas d’image de la cathédrale de Coire, du moins pour le moment ! Combien il est difficile de trouver sur Internet des images de cet édifice ou simplement de quelques pierres du passé de Coire. C’est à n’y rien comprendre. Bref, vous aurez droit du moins à un petit plan et une coupe de la cathédrale quand je les aurais scannées.

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