LE PENNY D’OR DE LUTRY
En mars 1909 fut trouvé à Lutry, dans un jardin au nord de l’agglomération, entre les derniers bâtiments et la voie ferrée, une pièce d’or qui intrigua beaucoup les numismates. Il s’agissait d’une pièce en or frappée au nom d’Edouard l’Ancien, roi de Wessex, ayant régné de 900 à 925, portant les légendes suivantes EADVVEARD REX et DEORV VALDMO. Les numismates anglais furent très sceptiques quant à l’authenticité de cette pièce, jusqu’alors absolument inconnue, malgré de très grandes trouvailles de pièces du Xe siècle. On trouva par exemple dans le Lancashire, en 1846, un trésor comportant des lingots d’argent, des bijoux et environ 7000 pièces de monnaie, le tout enfoui vers 936. Il y avait 147 monnaies continentales, allant de Louis le Débonnaire à Raoul, 919 pièces d’Alfred le Grand et 51 d’Edouard l’Ancien, 1815 de saint Edmond, roi d’Est-Anglie, 2534 de Canut, roi de Northumbrie. On avait là une image de la circulation monétaire en 936 ; chose notable, aucune monnaie d’or.
On sait d’autre part que la collection royale de Stockholm comportait à l’époque (1909) 10'458 pièces anglaises de la période d’Edouard Ier à Harold III (1066). On évaluait à 22'000 les monnaies anglaises de cette époque trouvées en Scandinavie. Dans tout cela aucune monnaie d’or anglaise : on comprend les hésitations des historiens anglais. Par la suite, et par une chance insigne, un exemplaire en argent, frappé apparemment avec le même coin, fut découvert en Angleterre, au cours de fouilles archéologiques. Cette nouvelle trouvaille levait les soupçons, et dès lors, les musées anglais, les uns après les autres, ont tenté d’acquérir notre penny d’or. Le malheur veut que les règlements anglais soient rigides : aucune pièce cataloguée ne peut plus ressortir, même pour un échange permettant de ramener en Angleterre cette pièce unique. Un tel échange eût été heureux, il aurait permis à notre musée de rapatrier une dizaine de pièces extrêmement importantes et rares, les triens mérovingiens d’Avenches et de Lausanne, par exemple, et d’autres pièces de l’évêché de Lausanne, toutes pièces qui manquent dans notre collection.
Comment expliquer la présence de cette pièce anglaise du Xe siècle sur notre territoire. On connait quelques rares pièces d’or de l’archevêque d’York Vigmund (831-854) et d’Aethelread, roi de Wessex (978-1016). Certains auteurs en font des « offerings pennies », destinés à l’Eglise ; l’un d’eux fut trouvé à Rome. Lutry est sur la route des pèlerins anglais se rendant par voie terrestre à Rome ; il y en eut de tous temps, malgré l’insécurité des routes. Depuis la fondation de l’Eglise d’Angleterre, en 601, les relations sont nombreuses et la plupart des pèlerins utilisaient la route du Grand-Saint-Bernard. Il y avait aussi des marchands ; d’aucuns cherchaient à se faire passer pour pèlerins afin d’éluder les droits de péage. En 796, Charlemagne en réfère à ce propos à Offa, roi de Mercie.
Saint Mayeul, l’abbé de Cluny, avec qui Adélaïde, future impératrice et protectrice de Payerne, fut si amicalement liée, rentrant de Pavie où il avait réformé le couvent de l’église in Ciel d’Oro, en 972, fut saisi par les Sarrasins, entre Bourg-Saint-Pierre et Orsières, et retenu par eux en captivité dans les cavernes qui leur servaient de repaire. Ils exigèrent une énorme rançon en apprenant la qualité de leur otage. La rançon fut rapportée par quelques compagnons de saint Mayeul, dépêchés à Cluny, chargés de cette mission.
Ces quelques exemples montrent que la présence à Lutry d’une pièce anglaise, perdue certainement au Xe siècle déjà, n’a rien d’insolite. Le miracle est qu’elle ait été retrouvée. Sa découverte a apporté à la numismatique anglaise un document d’une extrême rareté : ce penny d’or unique est un des nombreux attraits de notre collection vaudoise. Il y a sa place de gloire à côté du trésor de Vidy, et d’autres dont nous parlerons plus loin.
GTell, Colin Martin