L E T T R E
D’un soldat de Glaris à ses parents.
(Traduite de l’allemand.)
Alexandrie d’Egypte, le 18 mars 1802.
Mon très cher père ! Ma très chère mère ! Mes très chers frères ! Mes très chères sœurs !
Le moyen qui se présente de vous faire passer une lettre, par une personne de ma connaissance, dilate et soulage mon cœur serré : l’amour et l’affection pour les siens s’augmentent, ou du moins se sentent plus vivement, quand on s’en trouve à un grand éloignement, et que craignant de ne les plus revoir, on n’aperçoit que dangers autour de soi, sans voir personne qui s’intéresse à notre sort. Il me semble qu’il y a une éternité, depuis que j’ai eu le plaisir de vous écrire seulement quelques mots ; et je me croirais le plus heureux des hommes, mes très chers parents ! si je pouvais encore vous embrasser une fois, avant que de mourir. Penser à vous, remplit mon cœur des plus doux sentiments, et me fait oublier mes fatigues et mes misères. Quelquefois aussi, quand je sens mon cœur abattu, je me dis à moi-même, que toute la terre et tout ce qu’elle contient est à Dieu, et que partout je suis dans sa main ; et alors, je me résous à de nouveau à supporter mon sort avec constance et courage, surtout quand je vois autour de moi tant de gens de distinction, qui partagent les mêmes peines, les mêmes dangers et les mêmes tribulations ; et je tâche de remplir avec exactitude et fidélité les devoirs de la place où la Providence m’a mis.
Maintenant, il faut que je vous dise quelque chose du pays où je me trouve. Je suis dans la terre Sainte d’Egypte, à Alexandrie la grande, située au bord du Nil, et habitée présentement par les Barbares. L’empereur des Turcs en est souverain : les habitants portent le noms d’Arabes, et parlent une langue particulière : il y a parmi eux beaucoup de Turcs, qui font un grand commerce : leur habillement est tel qu’on le représente dans les estampes. Ceux qui ont quelque bien portent des souliers ; mais la plupart vont à pieds nus, et n’ont rien sur le corps qu’une toile rousse et grossière : presque tous couvrent leur tête d’un turban. Je ne suis pas surpris que notre Seigneur ait été vendu pour trente sicles ; car pour un gros, qui vaut une de nos rappes, il y a ici des hommes qui se laissent battre à outrance. Vous ne manquerez pas de dire, quel plaisir barbare que de payer quelqu’un pour se laisser rouer de coups ! Il n’y a point de peuple au monde plus avide d’argent que celui-ci : ces gens-là sont d’une couleur brune foncé : ils ont tous la barbe longue et la tête tondue : ils vénèrent Mahomet et rendent des honneurs à la lune.
L’incommodité du lieu m’empêche de m’étendre autant que je le voudrais, car nous campons hors de la ville, parce que la peste y règne… et il est très malaisé d’écrire, quand on n’a d’autre table que la terre.
On rencontre rarement des femmes honnêtes en public ou dans les rues ; et si elles sortent, elles sont voilées de façon qu’on ne leur voit qu’un œil. Depuis que les armées françaises sont venues ici, des milliers d’Égyptiennes se livrent au libertinage le plus honteux : pour celle-là se font assez voir ; mais l’on doit les fuir comme la peste. Ce qui m’a frappé, c’est de trouver des femmes aussi blanches que les plus blanches Européennes ; je pourrais, mes chers parents ! vous dire mille choses intéressantes et curieuses des pays que j’ai parcourus ; mais cela me mènerait trop loin : je ne puis cependant m’empêcher de vous donner encore quelques détails.
Il y a ici plusieurs merveilles du monde. On reconnaît bien que dans les anciens temps des nations habiles ont habité ce pays : on voit à Alexandrie la colonne de Pompée, de 80 pieds de haut sur 12 de diamètre ; elle est d’un marbre blanc, rouge et noir : il y a dans la même ville la célèbre église de St. Madeleine, toute bâtie de marbre blanc, où l’on prétend que notre Sauveur a parlé la première fois, lors de sa fuite en Egypte. J’ai aussi vu diverses îles belles et fertiles comme le paradis terrestre, telles que Malte, Candie, Chypre. L’ami Rouch, porteur de ma lettre, pourra vous en parler fort au long de vive voix : accueillez-le, s’il vous plait, comme ayant toujours été mon bon camarade et mon ami intime.
Je puis vous mander, très chers parents ! et grâces en soient rendues à Dieu ! que je me suis toujours bien porté et que ma santé n’a pas souffert la moindre altération. Je prie le Seigneur que vous puissiez en dire autant de la vôtre, et qu’il veuille vous la conserver jusqu’à l’âge le plus reculé, en exauçant tous vos vœux.
Il faut aussi vous apprendre que j’étais entré au service de Mr. M… fils de l’ancien Baillif de Cerlier, parce que j’espérais un sort plus doux ; mais mon capitaine tomba malade, et après l’avoir servi 51 jours, il mourut à bord du vaisseau le 24 septembre 1801 : il m’a promis souvent que s’il se rétablissait il ferait ma fortune, et à son dernier moment il a dit, qu’on paye bien Marti. Ce jeune officier, tant qu’il fut en santé, fleurissait comme une rose : il n’avait que dix-neuf ans. Je peux me vanter qu’il m’aimait et qu’il me confiait toutes ses affaires. Sur son lit de mort, il m’embrassa plus de cent fois… tant il est vrai, que quand on partage les mêmes dangers, les rangs se rapprochent bien. S’il fût mort trois semaines plus tard, j’aurais reçu 400 goulden (écus), puisque trois jours après notre départ de Malte, arriva l’argent que son père lui envoyait : nous avions mis à la voile pour l’Egypte ; mon bon capitaine expira dans la traversée et trouva son tombeau dans les tristes ondes de la mer. Alors, mes chers parents ! j’entrai au service d’un autre capitaine, aussi bon et aussi brave que le précédent ; je puis vous assurer qu’il m’aime beaucoup, et que la confiance qu’il m’accorde est sans bornes : j’oubliais de vous dire qu’à la mort de mon premier capitaine, j’ai reçu seulement quelques ducats, parce qu’il ne laissait pas davantage.
Que je vous parle encore d’un voyage curieux que je viens de faire. Quelques-uns de nos officiers de l’état-major résolurent d’aller par mer à Jérusalem : mon capitaine étant du nombre ; j’eus le plaisir de l’accompagner : en quatre jours nous arrivâmes. Je n’aurais jamais cru visiter tous ces lieux dont il est parlé dans la Bible : je fus donc à Jérusalem, où l’on nous a montré toutes les choses remarquables, entre autres la vallée de Josaphat. J’ai passé deux fois le torrent de Cédron : j’ai été sur le mont Golgotha (calvaire) où notre Seigneur fut crucifié, comme aussi au jardin de Gethsemané. Je n’oublierai de ma vie les sentiments de dévotion que ce jour m’inspira, et dont mon cœur fut pénétré. J’ai bu l’eau à la fontaine de Moïse au désert, où Bonaparte a fait ériger une colonne à sa mémoire. J’ai aussi été à Bethléem, qui n’est aujourd’hui qu’un méchant petit village : nous revînmes en Egypte par terre, et après avoir passé le grand fleuve du Nil, nous allâmes jusqu’à Alkaïr (le Caire), qui est une des plus grandes villes du monde, mais à demi ruinée. Ah ! mon cher père ! si vous voyez ces vastes cités en ruines, vous diriez : grand Dieu ! qu’est-ce donc que les grandeurs humaines ! On prétend s’immortaliser par des monuments extraordinaires, et ici on les voit ou couverts de mousse ou enterrés dans les sables. Si vous avez lu la destruction de Jérusalem, vous aurez une idée d’Alkaïr et du pays qui l’entoure : on peut marcher dix ou douze lieues tout autour, sans rencontrer autre chose que des masures, de vieilles voûtes, des souterrains affreux, des fragments de colonnes de marbre d’une hauteur prodigieuse, et souvent à moitié enterrées sous des tas de décombres, et bien d’autres choses remarquables, etc. On trouve aussi dans ce pays des diamants, des agates, des perles et d’autres objets précieux, entre autres des médailles d’or très rares. Les Anglais avaient fait abattre quelques-unes de ces colonnes de marbre, dans le dessein de les transporter dans leur îles ; mais les gens de l’art ont jugé la chose impraticable, à cause deleur énorme pesanteur : on en a découvert une de marbre blanc de 80 pieds de long, en partie couverte de terre ; elle porte une inscription dans une langue maintenant inconnue, puisqu’on dit qu’il y a deux mille ans qu’on ne la parle plus. On a fait venir des savants versés dans les antiquités Grecques et Romaines, mais ils n’ont pu la déchiffrer. On soupçonne qu’il y a des choses précieuses enfouies sous les fondements de cette colonne ; et peut-être en aurait-on des indices, si l’on savait lire l’inscription.
J’ai encore oublié de vous dire que nous fumes, il y a un mois, dans ce désert où les enfants d’Israël ont si longtemps séjourné. Bref, on trouve dans cette contrée une quantité de curiosités remarquables et des preuves de la vérité des faits dont parle l’Ecriture Sainte. Il n’y a aucun pays qui produise autant de grain, surtout autour d’Alkaïr, où la terre est la mieux cultivée. La plus grande partie s’exporte dans l’étranger ; car les indigènes vivent très mal, ne mangent que des oignons, des pois, des fèves crues, etc. Il ne croît point de vin ici ; mais les plus beaux jardins que j’aie jamais vus sont en Egypte : ils sont couverts de palmiers, de figuiers, de citronniers, d’amandiers : le pays fournit aussi des épices, soit aromatiques précieux de plusieurs espèces : on n’y trouve pas les mêmes arbres que dans notre Suisse, mais il y a abondance de palmiers et de dattiers : ces derniers portent un fruit doux comme le miel, qui ressemble beaucoup au gland par sa forme.
Il y a deux mois pendant lesquels il pleut quelquefois ; mais le reste de l’année, il ne tombe pas une goutte de pluie. Il serait trop long de vous parler de ce merveilleux débordement du Nil, dont les eaux engraissent et fertilisent l’Egypte. La chaleur de ce pays est si grande, qu’on a peine é la supporter ; elle est surtout bien accablante pour nous autres Suisses. La plupart des transports se font avec des chameaux, qui peuvent porter plusieurs quintaux. On a aussi des buffles, des chevaux, des mulets, qui font le service de bêtes de sommes, et les moutons n’y manquent pas : mais on y est incommodé par une infinité d’insectes et d’animaux venimeux : j’ai vu prendre dans le Nil six crocodiles en vie, de la plus grosse taille : on y trouve aussi des aspics, des serpents d’une grosseur effrayante, et des scorpions, dont les piqûres sont mortelles si l’on n’y porte un prompt remède. Le poisson est très bon marché ; j’en ai observé de plus de cent espèces, dont quelques-uns étaient aussi gros que le corps d’un cheval. Quand aux oiseaux, il y en a de je ne sais combien de sortes, qu’on ne connaît pas en Suisse. L’Autruche est un très grand oiseau, indigène de ce pays : on dit qu’il digère le fer. Mais c’est assez parler d’animaux ; disons un mot des hommes. Nous avons dans notre armée quatre régiments de Noirs, que les Anglais ont fait venir par la mer Rouge : ce sont des hommes de haute taille. Le 9 septembre 1801, les Français ont capitulé, et nous ont remis Alexandrie, la plus forte place de l’Egypte et la dernière qu’ils y ont gardée. On transporte en France les débris de leur armée avec ses équipages : mais la majeure partie a péri, tant par le climat que par diverses maladies : la misère, la fatigue et les combats en ont beaucoup détruit. Ils s’étaient avancés jusques aux frontières de la Judée ; mais ils ont été contraints d’abandonner toutes ces conquêtes.
J’abrège, mes chers parents ! souvenez-vous quelquefois que vous avez un fils en Egypte, où chacun ne peut pas aller. Ce nom d’Egypte doit vous faire plaisir, parce que l’Ecriture Sainte parle souvent de cette antique région. Peut-être aurai-je le bonheur de revoir ma patrie… Mais nous n’y retournerons pas tous ; il y aura bien du déchet : nous étions arrivés ici cinq de notre Canton, dont deux viennent de mourir ; l’un est Gaspard Luchsiger de la Linth ; l’autre est un Schindler de Ruthi. Un de Niderurnen est malade à l’hôpital ; un camarade d’Elm et moi nous nous portons bien : la grande chaleur et d’autres causes rendent beaucoup de gens aveugles dans ce pays-ci. Je finis ma lettre les larmes aux yeux ; car je suis singulièrement attendri en pensant que peut-être… O mon cher père ! ma chère mère ! mes chers frères, sœurs, beaux-frères et amis ! je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, qu’il vous préserve de tout malheur, et qu’il vous comble de ses bénédictions ! pensez, s’il vous plaît, à votre Balthasard, qui est à plus de mille lieues de vous : un énorme espace de terres et de mers nous sépare, et je suis dans le voisinage des contrées où notre Seigneur J.C. est mort pour nos péchés. J’adresse souvent mes prières à Dieu et pour vous et pour moi, dans l’église où notre Rédempteur a parlé lui-même, et dans la chambre que sa sainte mère a habitée. Ces lieux sont extrêmement révérés par les Chrétiens de ce pays.
En terminant ma lettre, je vous supplie aussi, mes chers parents ! de prier Dieu pour moi : lui seul sait, si ce n’est pas la dernière fois que je puis m’entretenir avec vous seulement par écrit : mais le souhait le plus ardent que je forme en ce monde, c’est de vous revoir encore… Je vous salue et vous embrasse ; je vous serre en imagination contre mon sein avec la plus vive tendresse, et je continue à être avec la dévotion la plus filiale,
Votre très dévoué fils,
Balthasard Marti.