Sainte-Hélène, octobre 1816
Les jours se traînent, le vent alizé souffle, c’est Marchand qui s’occupe de l’Empereur qui s’est emporté contre moi hier pour une question de bottes égarées.
J’ai longtemps lambiné avant d’écrire ces lignes, mais il m’a paru qu’elles faisaient partie de la vie du grand homme. L’Empereur a vécu beaucoup plus d’accointances que l’on ne croit communément, mais ce n’étaient là qu’aventures d’une nuit ou de quelques jours car, avant sa dernière retraite de Sainte-Hélène, il a presque toujours eu besoin d’une femme pour tenter d’oublier des engnôles. J’ai moi-même été témoin des manœuvres de coquetterie qui l’entouraient, et c’est à Marchand qu’il a dit un jour : « Face à la tentation, l’Empereur n’est qu’un homme comme les autres ».
Cependant, je me tairai dans plusieurs cas, ceux que l’Empereur lui-même m’a ordonné de taire et qui pourraient entacher l’honneur de grands personnages. Au contraire, les petits récits de Marchand, le premier valet de chambre et de Gentilini, le valet de pied, les indiscrétions de Meneval me permettent de révéler, si j’ose dire, une petite liste de ses amours. Avant de partir pour l’Egypte, je sais que Bonaparte, profondément amoureux de Joséphine, aurait souhaité sa présence sous les Pyramides, mais soit qu’elle fut éprise de son beau capitaine Charles (qu’elle affichait même à Malmaison) et qui faisait des witz !...
- Comment vous, Madame, vous si belle et si jeune, pouvezvous être l’épouse d’un général qui à Milan (mille ans), et qui se prélasse sur le Pô !
Joséphine demeura à Paris. D’autres officiers avaient eu la permission d’emmener leurs épouses en Egypte, et la belle Mme Fourès céda très vite à l’invite du général en chef.
A Mme Fourès succéda une Egyptienne aux yeux de gazelle à qui il offrit un fourda de dentelle brodé d’or qu’elle arborait fièrement au Caire.
Il aimait la tragédie et, plusieurs fois, il fit inviter des actrices ou des figurantes qui ne se montraient pas cruelles.
A Milan, il fut très impressionné par la Grassini à la Scala « La Prima donna assoluta » qu’il combla de fleurs et de cadeaux ; c’était avant la bataille de Marengo. Tout Milan parla de ces amours. Ce fut-là plus qu’une aventure, un attachement plus qu’une amourette, et Mme Grassini trouva ensuite des engagements flatteurs sur les scènes parisiennes. Napoléon l’installa dans un hôtel particulier, au 28 de la rue Chantereine où il lui rendait de discrètes visites, accompagné de Duroc ou de Constant.
L’Impératrice faisait généralement semblant d’ignorer ces aventures, pourtant, elle fit une scène de pleurs et de reproches à cause de l’épouse du conseiller d’état Duchâtel, dont l’élégance et l’esprit avaient fait grande impression sur l’Empereur : « C’est la seule femme de Paris qui peut rivaliser avec Pauline ! » disait-il, et quand on sait la tendresse et l’admiration qu’il portait à sa sœur, sa « paganetta » ! cela voulait dire quelque chose ! Mme Duchâtel régna longtemps dans le cœur de Napoléon qui la voyait épisodiquement. Elle se montra digne et continua à le consoler pendant les mauvais jours.
Dans l’entourage du palais, l’Empereur avait remarqué, lors d’un bal, une Mme de Vaudey, à qui il rendit de discrètes visites, mais celle-ci eut le tort de se montrer trop intéressée : il dépensait volontiers des millions pour Joséphine, mais se montrait sans cela d’une économie presque sordide. J’ai déjà conté les amours avec Eléonore Denuelle, la lectrice de Caroline Murat, et j’ai entendu raconter par Mme Bertrand que Napoléon avait songé un instant à légitimer le petit Léon. D’après Mme Bertrand, Joséphine était consentante, puisque son divorce en eût été éloigné, mais Murat avait osé dire à l’Empereur que c’eût été là un geste peu apprécié des Français :
« On ne pardonnerait pas à Napoléon ce qu’on eût pardonné à Louis XIV ! »
A chaque voyage à l’étranger ou en province, des actrices ou même de jeunes personnes bien nées tentaient de se faire remarquer de l’Empereur. Une ravissante Bruxelloise, du nom d’Hermine, eut l’audace de lui jeter à la figure un bouquet de fleurs…
- Si vous n’aviez pas été aussi jolie, je vous aurais fait fouetter par mes gens, mais, décidément, je préférerais le faire moimême…
- Quand il vous plaira, Sire, avait répondu Hermine en rougissant.
A Bayonne, M. et Mme Guillebeau s’arrangèrent pour que leur jeune demoiselle soit présentée à Napoléon par le capitaine d’Hannencourt, son officier d’ordonnance.
- Cambre bien ta taille et lorsque tu feras ta révérence, fais en sorte de découvrir un peu plus que la naissance de tes seins !
La révérence de Mlle Guillebeau fut parfaitement réussie, elle partagea le soir même la couche de l’Empereur, et fut invitée ensuite au château Valença (sic), par le Prince des Asturies. Tout, laisse à penser que M. Guillebeau en tira certains avantages.
Les lectrices avaient un rôle important. La voix de Mme Gazzani était mélodieuse.
- Etesvous italienne, Madame ?
- Mes parents venaient de Lombardie, Sire.
- Nous aurons peutêtre quelques souvenirs d’Italie à échanger.
- C’est que ma lecture ne se termine guère que tard dans la nuit.
- Eh bien, si vous n’avez pas trop sommeil, je tâcherai de vous attendre, Constant vous conduira.
Maria Łączyńska, comtesse Walewska.
On m’a quelquefois questionné sur d’odieux racontars, on m’a demandé s’il était vrai que l’Empereur avait eu une liaison avec sa belle-fille, Hortense ; j’ai aussi entendu insinuer que la petite cousine d’Hortense et d’Eugène, Stéphanie de Beauharnais avait partagé la couche de l’Empereur. C’est faux ! je l’ai souvent vu la traiter en gamine, car il appréciait fort ses réparties et son visage mutin, mais jamais, je puis en témoigner, il n’y eut de geste équivoque ; l’Empereur la traita toujours en petite-nièce aimée qu’il adopta pour lui faire épouser le prince héritier de Bade.
Je ne m’étendrai pas, par pudeur, sur les vraies amours ! celles qui unirent Napoléon à la femme du comte Colonna Walewski, car la jeune Polonaise ne céda point à l’homme, mais au maître d’une Europe qui, espérait-elle ferait revivre la Pologne.
Constant a eu l’honneur parfois d’accompagner l’Empereur à la Chaussée-d’Antin où Napoléon installa Mme Walewska en 1807.
Je puis aussi raconter une anecdote révélée par Constant : une jeune actrice au petit nez en l’air, la Duchesnois, invitée par l’Empereur, attendait dans sa chambre pendant que Napoléon dictait à Meneval. Après une heure, Constant toussote et glisse :
- Sire, la jeune personne attend…
- Qu’elle se déshabille !
Et l’Empereur se remet à dicter. Une heure après, Constant apparaît, l’Empereur le congédie en disant :
L’aube pointait, Napoléon dictait toujours, lorsqu’il se rappela la jeune actrice. Il bâilla et dit :
Une nuit que j’apportais l’en-cas de l’Empereur, je le vis en compagnie intime.
- Noverraz, Mademoiselle n’aime pas le Chambertin, laisse là le poulet et apporte du champagne… ainsi, auraije deux fillettes à la fois…
Constant, le lendemain, eut la bonté de m’expliquer que les « fillettes » étaient de petites bouteilles que l’on bouchait avec une peau de gant et à l’aide d’un poinçon ; au moment de les boire, on perçait la peau de gant. On publiait, me dit Constant, sous Louis XV, des chroniques de la Cour…
Nous avons en effet retrouvé dans une chronique du XVIIIe, cette phrase amusante :
« Sa Majesté, toujours bien portante était de six excellente humeur, durant le souper, il mît cinq fillettes en perces… ! »
Noverraz avait-il cru pendant quelques heures que l’Empereur s’était livré à des débauches que l’on peut reprocher à de simples mortels ? H. M. de Stadelhofen